Introduction par Ahmedou Ould Abdallah , président centre4s
Au Sahel, le terrorisme violent – dorénavant structurel – et les divers trafics, y compris ceux dont sont victimes des migrants, sont des réalités structurellement liées. La laborieuse coopération transfrontalière s’épuise. Meurtriers et également coûteux aux finances publiques nationales, ils sont devenus chroniques et une marque désormais identitaire de la Région ! Plusieurs causes expliquent ou sont derrière ces développements. Toutes sont liées à la fragilité et à la porosité des frontières nationales et surtout à la nature désormais tribaliste des gouvernements sahéliens. Plus que jamais, tribus et clans sont à la manœuvre au détriment de l’unité nationale et de la sécurité.
Assurer la sécurité des populations et éventuellement leur développement économique appelle à une coopération transfrontalière pacifique comprise et assumée par les gouvernements et les populations qui y vivent. Se fixer sur le rétroviseur et le passé colonial n’offre pas une solution mais promet des accidents continus. Tels que les vit le Sahel depuis plus d’une décennie.
Les frontières des états du Sahel et de façon générale d’Afrique, seraient elles plus artificielles que celles des autres pays du monde, en particulier du Sud Global ou ex colonies européennes? Seraient-elles même plus artificielles que celles ex puissances coloniales? Sources ou excuses des guerres entre Etats, les frontières interétatiques modernes sont définies par les Traités de Westphalie de 1648 après les guerres dites de Trente et de Cent ans en Europe. L’objectif : favoriser la paix entre Etats ou, pour le moins, en diminuer les causes !
A ce niveau il importe de rappeler que, presque partout à travers le monde, les frontières interétatiques sont artificielles, séparant des peuples de même culture et ayant la même histoire, etc. L’Asie centrale, ex soviétique, en est une parfaite illustration avec les ‘’Stan’’ : Azerbaïdjan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Turkménistan, … ’’ Il en va de même en Amérique du Nord (USA – Canada), en Amérique latine, en Asie et ailleurs y compris l’Europe où des populations de même langues et cultures vivent des nationalités différentes dans des états frontaliers : basques, catalans, flamands, serbes, suédois, etc. Les frontières ‘’ artificielles’’ ne sont donc pas uniques à l’Afrique !
S’agissant de l’Afrique, le paragraphe 3 de l’article III de la Charte de l’OUA de 1963 précise: ‘’respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de chaque Etat et de son droit inaliénable à une existence indépendante.’’ Ce principe d’intangibilité des frontières, adopté au Sommet du Caire le 21 juillet 1964 visait la stabilité entre les états nouvellement indépendants cherchait à éviter guerres civiles et anarchie à travers le continent qui sortait de la colonisation. Aussi, ce cet article III a-t-il été généralement respecté par les Etats africains indépendants. Seuls le Maroc et Somalie, rejetant le morcellement de leurs pays, avaient émis un avis différent en s’y opposant formellement.
Aujourd’hui, à travers le Sahel y compris dans les pays autour du Lac Tchad, la violence armée s’enracine année après année. Terrorisme islamiste pour de nombreux observateurs et en réalité ‘’retribalisation’’ où face à des gouvernements, de moins en moins nationaux et de plus en plus claniques, un retour aux solidarités précoloniales donc tribale se réaffirme et pire se répand !
Synthèse des travaux
par Paul AMARA, consultant Centre des stratégies pour la sécurité du Sahel Sahara, Centre4s.org
La coopération transfrontalière concerne aussi ce qui se passe au sein des communautés et les relations qu’elles entretiennent entre elles. La cohésion sociale, en leur sein et entre elles, est un atout pour la stabilité et le développement. Elle l’est aussi, d’un État à l’autre. Le partage de vision est nécessaire entre les populations, de part et d’autre des frontières. Souvent, il s’agit des mêmes familles et d’ethnies similaires, séparées par des découpages effectués lors de la colonisation Les frontières symbolisent la nécessité du vivre-ensemble des citoyens d’un pays et avec ceux des états voisins. Ces deux entités sont façonnées par la géographie et l’histoire. La coopération transfrontalière peut être définie comme ‘’toute concertation visant à renforcer et à développer les rapports de voisinage entre collectivités territoriales et autorités locales relevant de deux ou plusieurs parties contractantes’’. Elle correspond aux relations qu’entretiennent les autorités déconcentrées de l’État, ses entités décentralisées ainsi que les acteurs économiques de part et d’autre de la frontière. Elle repose aussi sur les échanges culturels et sociaux puis des flux de populations. Elle prend également en compte la gestion des questions relatives à la sécurité et à la défense des pays, surtout dans le contexte d’insécurité du Sahel.
Pour l’Union Africaine, dans le cadre de son Programme frontières, la ‘’ coopération transfrontalière est tout acte ou toute politique visant à promouvoir et à renforcer les relations de bon voisinage entre communautés frontalières, collectivités et administrations territoriales ou tous autres acteurs concernés relevant de deux ou plusieurs États, y compris la conclusion des accords et arrangements utiles à cette fin.’’ On y adjoint la coopération administrative, qui s’étend aux autorités des pays frontaliers. Les pays sahéliens ont pris conscience de la problématique des frontières et placé la gestion de leurs frontières parmi leurs priorités. Le Niger a créé une Commission nationale des frontières, le 7 janvier 1975. Le Mali s’est dotée d’une Direction nationale des frontières, le 13 mars 1999. Le Burkina Faso en a également créé le 30 décembre 2013. La Mauritanie dispose d’une Commission de la gestion des frontières, depuis le 10 juillet 2018.
Conflits fonciers.
Les conflits classiques au Sahel sont, en majorité, d’ordre foncier. Puis viennent les conflits agriculteurs – éleveurs, liés à l’eau, religieux et entre confréries, succession de chefferies traditionnelles, hiérarchies sociales ou ethniques et politiques. Certains relèvent, également, les conflits de leadership ou de légitimité entre civils et militaires. Ensemble, tous constituent ce qu’on appelle conflits communautaires. Leurs conséquences s’égrènent, entre autres, ainsi qu’il suit : dégradation du vivre-ensemble, fragilisation des relations intra et intercommunautaires, atteintes aux droits humains, destructions. Quel que soit le degré d’adversité, diplomatique, politique voire militaire, qui prévaut entre deux pays, il est recommandé de s’abstenir d’attenter à ces liens. Ils sont, compte tenu du ‘’sentiment d’appartenance tribale ‘’ bien plus importants, à leurs yeux, que leurs respectives nationalités modernes actuelles. À aucun moment, surtout en période d’insécurité, le contact ne devrait être rompu entre les deux côtés de la frontière, sous peine de mettre en péril l’existence même des peuples voisins. Il est plus prudent de mettre en place des cadres de concertation et de dialogues réguliers entre l’administration publique et les communautés.
Parallèlement, les États ont intérêt à mettre en œuvre des projets favorisant la promotion d’intérêts et de valeurs communs. Ils peuvent aussi déployer des programmes, de prévention et de gestion de conflits, en usant de mécanismes endogènes communautaires. L’administration et la justice sont à outiller techniquement dans la prévention et la résolution des dits conflits. Dans le même ordre d’idées, accompagner la mise en place d’espaces de dialogue permanent entre les Forces de défense et de sécurité, les collectivités territoriales et les représentants des communautés devrait aider à prévenir ou à mieux gérer les conflits. Le partage de vision est nécessaire entre les populations transfrontalières. En effet, les terroristes recrutent des communautés et sélectionnent en leurs seins (voir tableau). De ce fait, la coopération transfrontalière entre municipalités reste également à promouvoir et à soutenir.
Tableau des Groupes armés terroristes présents au Sahel.
Groupe Armé Terroriste | Date/Lieu de création | Zones d’opérations | Communautés |
Boko Haram | 2002, au Nigéria | Frontières Nigeria-Cameroun
Frontières Nigeria-Niger Frontières Nigéria-Tchad Mali |
Ethnie kanuri, au départ puis recrutements dans les
États du nord du Nigéria, du Tchad et du Niger: enfants des écoles coraniques (Medersa) Femmes et jeunes filles ; Personnes défavorisées et déclassées. |
État islamique en Afrique de l’ouest (The Islamic State’s West Africa Province (ISWAP) | 2015 au Nigéria | Frontières Nigéria-Cameroun
Nigeria-Niger Frontières Nigéria-Tchad |
Idem |
Ansarul islam | 2016, Burkina Faso | Frontières Burkina Faso – Mali | Peuls |
Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) ou Jama’at Nusra al-islam (JNIM) | 2017, Mali | Algérie-Mali, frontières Mali-Burkina, Mali-Niger, Burkina-Bénin, Burkina-Togo | Peuls, Touarègues et Bambara |
Katiba Macina | 2015, Mali | Mali-Burkina Faso | Peuls et jeunes en situation de précarité ou en rupture avec les autorités locales |
État islamique au Grand Sahara (EIGS) | 2015, Mali | Zone des ‘’Trois frontières’’ | Touarègues et Arabes |
Les terroristes passent par les frontières.
Lakurawa (les ‘’recrues’’ en langue Haoussa) | 2021, Nigéria | Nigéria-Niger
Nigéria-Tchad |
Ressortissants des communautés pastorales du Nigéria |
Cellule terroriste de Torodi | Date de création non précisée, département de Torodi, région de Tillabéri, Niger | Zone des ‘’ Trois frontières’’ | Au sein des populations locales de Torodi : Gourmantchés, Peulhs, Touaregs, Haoussas, Djermas et Songhaïs
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Source : Tableau élaboré à partir de divers documents collectés par le centre4s
La coopération transfrontalière s’intéresse à ce qui se passe au sein des communautés et aux relations qu’elles entretiennent entre elles au-delà des frontières. La cohésion sociale, en leur sein et entre elles, constitue un atout. L’importance des frontières pour la sécurité est démontrée de multiples façons : les ‘’trois frontières du Liptako Gourma’’ sont l’épicentre des attaques contre les trois Etats de l’AES. Les terroristes passant par les frontières de l’un pour attaquer d’autres pays (voir tableau). La zone dite des ‘’Trois frontières, ‘’ où se croisent les territoires du Burkina Faso, du Mali et du Niger, est le carrefour de tous les dangers. Elle comprend le nord du Burkina Faso, soit les provinces de l’Oudalan et du Soum, l’ouest du Niger avec la région de Tillabéry et le Gourma malien, qui s’étale entre Hombori et Ansongo.
L’entité, appelée aussi ‘’Liptako-Gourma’’, est l’objet d’une attention particulière de ces trois pays, qui y consacrent un organisme, l’Autorité du Liptako Gourma (ALG), créée le 03 décembre 1970, à Ouagadougou. Initialement, en tant qu’organisation de coopération en matière de développement, elle devait mettre en valeur ses ressources minières (manganèse, phosphate, calcaire à ciment, fer, or, etc.), énergétiques, hydrauliques, agropastorales et piscicoles. Elle a une superficie de 370 000 km² soit 19,29 % de la superficie totale des 3 États membres ou 57,44 % de la superficie du Burkina Faso ; 20,64 % de celle du Mali ; 9,70 % de celle du Niger. En 2023, le Liptako Gurma accueillait 23 millions de personnes à 80% d’origine rurale. L’actualité y est désormais dominée par la problématique sécuritaire.
La reconnaissance des frontières.
La reconnaissance de l’importance des frontières à la coopération entre voisins, est un préalable à la paix des populations et des pays. Elle constitue une base du vivre-ensemble. Or les frontières sont généralement poreuses. De plus, une frontière est rarement facile à tracer, à démarquer et encore plus à surveiller. Les pays concernés doivent s’en forger une vision commune, dégager des moyens financiers et y déployer des ressources humaines appropriées. En effet, la gestion frontalière renferme, en plus de son coût, des germes de conflictualité, réglés à l’amiable ou par affrontements armés. Le cas du Niger illustre l’ensemble de ces défis. La Commission nationale des frontières a pour missions, entre autres, d’inventorier, d’étudier et d’analyser les documents relatifs aux frontières du pays, en vue de leur délimitation et de leur abornement. Sur les 5 690 km de lignes de frontières nigériennes 85,87% soit 4 869 km sont délimités ; 50,37% soit 2 866,32 km sont délimités et abornés ; 35,19% soit 2002,68 km sont délimités mais non abornés ; 14,43% soit 821 km restent encore à délimiter puis à aborner. Le Niger partage de longs cordons avec des pays qui, tous, sont ou étaient confrontés au terrorisme : Algérie, 956 km ; Bénin, 277 km ; Burkina Faso, 630 km; Libye, 350 km sur lesquels n’existe aucune démarcation ; Mali, 851 km, sans démarcation non plus ; Nigéria, 1500 km et Tchad, 1 168 de frontières artificielles, à l’exception d’une petite portion située dans le lit du Lac Tchad. Après des escarmouches, le Niger et le Bénin ont dû recourir à la Cour internationale de justice de La Haye pour les départager au sujet de la propriété des îles frontalières situées sur le delta du Niger et de la rivière du Mecrou. C’est ainsi que 19 îles ont été attribuées au Niger et 9 au Bénin, en 2005.
À noter aussi qu’un mauvais tracé de frontières a provoqué deux guerres entre le Mali et le Burkina Faso, du 15 au 17 décembre 1974 et du 14 au 30 décembre 1985.
Dans cette région du Sahel marquée par le terrorisme, la coopération transfrontalière reste fragile. Quand des djihadistes, après avoir attaqué un pays, se réfugient dans un autre… on peut alors, au choix, parler, d’un déficit ou d’absence de coopération transfrontalière.
In fine, frontières et terrorisme autre marque du Sahel Sahara