Abstract
Le champ de la pratique sunnite dans la ville de Man est en proie à une violence encore résiduelle mais dont la fibre ethno-religieuse se précise. Le tribalisme,
le repli sectaire et l’inclination au takfir (excommunication) se banalisent dans le discours et les actes d’une communauté salafiste en essor constant depuis des années. L’exercice de la violence physique contre des imams jugés « apostats et mécréants » et la destruction d’un lieu de culte en juillet 2016 illustrent l’emprise, patiente, de groupuscules rigoristes dont certains mènent, sous couvert de pure dévotion, des activités en rupture avec la loi, quand ils exercent une pression protéiforme sur les agents de l’Etat.
Dans un contexte sous régional que singularise la dissémination du wahhabisme, la situation de Man requiert une posture de vigilance et une réaction ferme de l’Etat de Côte d’Ivoire, sous peine d’assister, à l’enracinement d’une base arrière jihadiste dont le rayonnement atteindrait le reste du pays, la Guinée et le Liberia. Il suffit d’observer, dans les rues et au marché central, la visibilité croissante des femmes en niqab noir pour mesurer à quel point le destin de la ville est en train de basculer, à l’insu des acteurs institutionnels.
Négligence et crainte de stigmatiser les musulmans expliquent, pour beaucoup, l’insuffisance et le retard de la riposte. Le cas de Man soulève une problématique structurelle dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne où peu de gouvernements ont pris la mesure véritable du péril.
I. UNE COMPETITION POUR LE CONTROLE DE L’ESPACE ET DES RESSOURCES
Depuis 2011, la communauté sunnite de Man[1] est traversée par une crise qui a atteint son paroxysme en juillet 2016. De l’avis de nombreux observateurs interrogés sur place, les troubles résultent de différentes approches idéologiques, de guerre de leadership, du partage des fonds générés par des structures locales (grande mosquée, école coranique) ou octroyées par l’Arabie Saoudite et d’autres monarchies du Golfe. Le conflit s’imbrique avec un enjeu tribal de contrôle de la terre et des ressources dans cette région forestière où, jadis, vint s’éteindre le Jihad du conquérant Almamy Samory Touré. Matériellement, la crise oppose, d’un côté des Ivoiriens Malinké et de l’autre la communauté guinéenne, dominée par les Peulhs, quoique le leadership de ces derniers reste plutôt discret ; les allogènes, liés par un réflexe de solidarité et une pratique littéraliste de l’Islam fondent leur démarche sur une historicité[2] et une relative conscience de leur poids, grâce à un quasi-monopole économique et humain au sein de l’appareil religieux.
La violence et les actes nourris par l’inclination à déclarer hérésie la moindre divergence ont suscité une vague appréhension chez des habitants de la région et au-delà, sans provoquer, pour autant de réaction significative. L’essor de la religiosité active intervient dans un contexte de fragmentation symbolique et sociale, consécutive aux différentes crises nationales entre 2002 et 2011 ; le Tonkpi, zone de peuplement Wê et Dan, groupes traditionnellement chrétiens et animistes, demeura, durant une décennie, l’un des épicentres d’une recomposition chaotique, d’où la montée en puissance des réseaux extrémistes et mafieux.
Dans cette configuration, l’on peut légitimement se demander si la ville de Man, désormais sous l’influence de salafistes, majoritairement étrangers, peut constituer un terreau fertile au prosélytisme de l’intolérance confessionnelle, prélude à la propagation du Jihad. La réponse est oui, sous réserve de confirmation ultérieure ; en effet, pour l’instant, la plupart des signes faibles relèvent, dans la perception dominante et les rares articles de presse, de faits divers, d’incidents domestiques auxquels fait défaut une quelconque connexion à l’islamisme. C’est de cette cécité collective qu’il s’agit, ici.
La présente ébauche s’interroge, en particulier, sur la nature des violences observées dans la ville et leurs conséquences éventuelles en dehors du périmètre d’étude.
En l’absence des données scientifiques et face à la difficulté de mesurer un phénomène aussi protéiforme que le radicalisme, la démarche retenue s’appuie sur analyse qualitative, des propos recueillis dans le cadre des entretiens avec des agents de force de défense et de sécurité, des guides religieux, des fonctionnaires, des journalistes, au cours d’une enquête de terrain, du 17 au 24 mars 2017. Des photographies et des vidéos enregistrées lors des évènements viennent illustrer le fil de la pensée.
Au travers de cet essai, se profile de quoi motiver les décideurs à une meilleure prise en compte du danger auquel – avant qu’il soit trop tard – dissolutions cohérentes et rigoureuses s’imposent, d’abord en amont, pour le contenir à un niveau local, ensuite le dissoudre dans une « stratégie nationale[3] de prévention du terrorisme ».
II. ENJEUX ET MODES DE LA VIOLENCE RELIGIEUSE
1. Le conditionnement mental à l’intolérance
De toute évidence, à Man, la succession de brutalités – encore moins leur préméditation – n’apparaît pas ex-nihilo. Elle résulte d’un processus, lent et patient, de promotion de discours claniques, ethniques et parfois anti-ivoiriens, sur fond de dilution de la laïcité dans les soubresauts de la crise politico-militaire de 2002 à 2011. A la manœuvre, transparaît la main d’un cercle d’idéologues composés essentiellement de marabouts et de richissimes commerçants en mission depuis près d’une décennie. Sans qu’il ait été possible de prouver le degré de délibération entre eux, ces notables usent, respectivement, de leur position matrimoniale, filiale et sociale pour instiller l’idée de repli sectaire et de conquête, parmi les femmes et jeunes, notamment les élèves d’un enseignement coranique sur lequel l’Etat ne dispose d’aucune prise. Devant témoins, ces personnalités ont eu à tenir, impunément, des discours vindicatifs que caractérise la référence à « l’histoire de notre communauté et sa survie ». Le corpus rhétorique s’appuie sur la notion de Hijra (exode), pour systématiser et sacraliser, grâce à une comparaison avec la geste du Prophète Mohamed, les notions d’exclusion, d’expropriation et de légitime défense[4]. Ici, se précise une réplique au concept xénophobe d’ « ivoirité »perçu, non sans une relative pertinence, comme une entreprise d’instrumentalisation du chauvinisme contre les étrangers et leurs biens[5]. Au début, la variable religieuse de cette volonté de marginalisation semblait secondaire, pour ne pas dire une éventualité de terme différé. Du moins, les victimes n’y faisaient référence.
D’ailleurs, la communauté allogène imputait la nouvelle forme d’ exclusion ethnique, à d’autres coreligionnaires, notamment ceux du bureau central de l’Association des musulmans sunnites de Côte d’Ivoire (Amsci) dont le leadership ivoirien, se composait de Malinkés[6] et de convertis Dan[7], les deux groupes majoritaires dans la population.
Pour mieux structurer la parole de la résistance au rejet potentiel par les natifs du pays, le passé héroïque du prophète et de ses compagnons contre les forces ennemies, est sollicité, convoqué ; ainsi, se dresse une digue[8]de protection face aux éventuels assauts de l’Amsci[9]. La combinaison des facteurs politiques et religieux par des idéologues a préparé des jeunes gens à la guerre de survie et d’honneur, sur un espace certes délimité mais dans la perspective de moins en moins pudique de son extension.
2. Le substrat du conflit
Ostensiblement, l’enjeu mêle divers calculs: la volonté de détenir l’appareil de légitimation sunnite financé principalement depuis l’Arabie Saoudite et détenu dès 1976 par des Ivoiriens[10]concentre l’essentiel du litige ; d’autre part – motif en partie induit du précédent – il fallait exercer une emprise économique et plus tard maîtriser le vote local (mairie) avec la bénédiction de certains politiciens[11] installés à Abidjan. Traditionnellement commerçants, les Guinéens possèdent les plus grands magasins de grossistes, assurent l’approvisionnement du grand marché et prospèrent en trafics tous azimuts, organisés et coordonnés par des notables connus sur la place[12].Ayant fait fortune dans des activités « informelles » – le terme est assez indulgent selon les gendarmes sollicités ici – ils seront irrégulièrement nommés à la tête de la corporation faitière des marchands, en évinçant, sous la menace, un natif ivoirien[1]3.
L’origine de la fortune des émigrés de Man remonte à la période de la rébellion armée de septembre 2002. A cette l’époque, l’absence de réglementation fiscale et de l’autorité politique et sécuritaire a engendré le développement et l’établissement des liens avec des réseaux de contrebande de cigarettes, de faux médicaments, de stupéfiants, de vol de voitures et de motos en provenance, de Guinée, du Libéria, de Sierra-Léone et du Nigéria.
En 2015, grâce au cumul de ses atouts dans la compétition sociale, la communauté guinéenne rompt sa stratégie de « Taqiya[13] ». Un de ses leaders[14], est convaincu de la capacité des Guinéens à revendiquer une part du pouvoir en déshérence. Il compte sur la puissance économique de la communauté, ses jeunes et femmes instrumentalisés par la haine de l’autre frange, composée surtout de fonctionnaires. Ils crient à la xénophobie et appellent les Guinéens et leurs affidés à démissionner de toutes les instances de la section de l’Amsci[15]. Certains créent, le 21 mars 2015, une structure dissidente, Araja[16]. Son financement devrait être assuré par des réseaux islamistes en Afrique de l’Ouest et au Moyen-Orient. Elle entend surtout protester contre «l’injustice et la xénophobie de l’Amsci[17]» à l’égard de la communauté guinéenne, qui « s’est battue pour l’élection du Président Alassane Ouattara en 2010 [18]».
Quelques mois plus tard, l’Araja prête allégeance à l’Association des compagnons de l’Islam [19](Aci), une entité ritualiste, rigoriste et littéraliste qui s’oppose, par définition, au modèle social et démocratique de l’Etat ivoirien et revendique l’application de la Charia.
III. DU SECTARISME A LA RADICALITE
1. La dérive obsidionale
Au regard de l’ampleur des vitupérations et de l’anathème chronique qui déchirent la communauté sunnite de la ville, il convient de s’interroger sur l’hypothèse d’une radicalisation en sourdine. Historiquement, au-delà des menaces verbales et des admonestations, les musulmans de Man n’avaient jamais vécu un déferlement de violence en interne, aussi dévastateur et fanatique que celui survenu en juillet 2016. A bien des égards, la radicalisation de l’Aci s’apprécie, ici, en termes d’intensité du recours inédit à la violence.
Sur la base d’une organisation communautariste et traditionnelle, en vigueur depuis la scission d’avec le courant sunnite national, le groupe s’enferme dans l’intransigeance religieuse, le culte du chef[20], l’intolérance à l’égard des autres musulmans et un fonctionnement hermétique, toutes attitudes qui incitent les membres à multiplier des actes d’agressions physiques.
A mesure qu’il infuse impunément des mots d’ordres et sermons d’exécration, le groupe prend l’allure d’une organisation de remise en question de l’ordre politique ; celle-ci défie l’autorité légitime et corrompt ou s’essaye à corrompre les agents de l’Etat, au nombre desquels figure un magistrat bien connu qui a travers une décision de justice, ferma la grande mosquée sunnite et la plus grande école coranique, se fondant alors sur plusieurs rapports des services de police et de gendarmerie ; les constats témoignaient du détournement du culte au service d’un prosélytisme antirépublicain, vecteur d’exactions. Pour de nombreuses personnes interrogées dans le cadre de l’enquête, des responsables de l’Aci ont voulu, en vain, suborner l’homme de loi. Le juge, attaché aux valeurs de loyauté et d’intégrité, se serait opposé, avec véhémence, à toute action voulant influencer l’appareil judicaire par l’octroi de cadeaux et l’étalage de marques de considération. Un vaste réseau de lobbying, impliquant des personnalités nationales et des richissimes commerçants connus, se serait mis en travers. Il a été muté au début de l’année 2017.
2. Religiosité d’ostentation et activités mafieuses
En réalité, les membres de cette organisation bénéficient de l’atonie de la société d’accueil (autochtones) et du silence de l’Etat lequel se résigne, non seulement, à laisser prospérer les conflits religieux mais tend, surtout, à éviter les courroux d’un courant islamiste naissant, qui qualifierait, d’« acharnement », toute fermeté à son endroit. L’attitude attentiste s’explique clairement par la façon de qualifier le litige. Pour l’autorité administrative, le conflit résulte d’un acte ordinaire lié à l’imamat, une source de discorde que les musulmans vivent, en permanence. Quant au pouvoir judiciaire, la problématique ne dépasse un sujet délictuel de droit commun. Cet excès de candeur pourrait s’avérer dommageable pour le pays, quand l’expansion du terrorisme international expose son évidence quotidienne ; le recours local à l’épithète d’hérésie et aux pratiques d’excommunication constituent, pourtant, des signes d’extrémisme en maturation avancée. Ailleurs dans le monde, ils ont précédé des attentats suicides.
Des visites de terrain nous ont permis de le comprendre, le dissentiment né d’une querelle de préséance ne révèle que la face émergée de l’iceberg. Les attaques contre des mosquées par des femmes endoctrinées, la bastonnade à sang et la molestation des imams jugés apostats sont révélatrices d’une détermination, hardie, à transformer la localité en une cité de droit islamique.
Tôt ou tard, l’on assisterait à la naissance d’un mouvement dressé en alternative à l’injustice dont les allogènes se disent victimes, de la part de leurs concurrents sunnites de Côte d’Ivoire, d’autant que les premiers accusent les seconds, d’avoir obtenu la bénédiction d’un « Etat mécréant ». La phase verbale de ce cheminement trouve, déjà, un écho favorable parmi certains dignitaires de l’Aci. D’ailleurs, la dynamique de la théorie du complot a été insufflée au public par deux imams communément dénommés « djihadistes », sans que pareille formule soit perçue comme infamante dans leur milieu. Ces derniers ont indiqué, lors des violences, qu’ « ils sont en jihad contre les mécréants, comme ce fut le cas au temps du Prophète [21]». Ils ont, par ailleurs, excité à la mobilisation de tous les musulmans afin de « réparer une injustice à Man ». Hors de certains quartiers, l’exhortation n’a pas pris.
Certains personnages portent en eux, par la parole publique et les actes, une violence sacralisée et ethniquement pure. Forts d’une subjectivité d’abord tribale, ensuite religieuse, des jeunes de l’Aci, érigèrent, en plein jour, des barrages sur le pont d’accès au quartier Domoraud, pour contrôler les pièces d’identité des usagers, le 7 juillet 2016. Leurs adversaires présumés furent ligotés ou lynchés. Pour peu qu’ils en fussent informés, la préparation et l’exercice d’une forme de contrainte fondée sur les critères d’hérésie et d’apostasie suscitent un début d’angoisse chez les rares ivoiriens, civils ou agents des forces de défense et de sécurité. Quelques-uns évoquent, à présent, l’éventualité d’une transformation de la ville de Man en ventre mou de la sécurité antiterroriste dans la sous-région[22]. Les plus avisés, inquiets, établissent une similitude entre la stratégie déroulée par des islamistes dans quelques pays devenus la tanière du jihadisme sur le Continent et celle en œuvre chez les salafistes de Man, pour la plus part étrangers et résidents de quartiers précaires.
Il nous a été donné de constater, sur place et non sans stupéfaction, l’effectivité d’un système de renseignements, tenu par des jeunes sous l’instigation et le suivi de chefs religieux, avec le soutien des richissimes commerçants, l’ensemble avec l’aval tacite de la communauté. Les faits et gestes des personnes étrangères sont scrutés selon une suspicion extrême qui ne prend le soin de la discrétion. Nous fûmes interrogés par des adolescents sur les nerfs, à la mosquée« Mamadi Sidibé » où nous prenions part à la prière de Dhohr, en milieu de journée[23]. L’un d’entre eux, nous demandait si nous étions de nouveaux riverains. Un peu plus loin, deux jeunes filles en voile noir intégral, nous interpellaient pour savoir si nous habitions le quartier ou y cherchions quelqu’un.
Après vérification, nous nous rendions compte que la quête d’informations ne profitait pas à l’institution sécuritaire. Elle vise, au contraire et selon toute vraisemblance, à dénoncer, voire prévenir, l’infiltration d’« intrus », afin de mieux protéger de nombreux trafiquants et autres criminels qui trouvent refuge dans ces secteurs, totalement sous immunité de la religion. Sous couvert d’une piété d’affirmation et de revendication parmi les jeunes et les femmes, s’enracine une économie de la contrebande et de commerces illicites dont la gendarmerie semble parfaitement instruite.
3. La fanatisation des femmes et ses incidences sur la sécurité et l’économique
Nous avons interrogé des femmes au quartier Blockhaus et dans le grand marché de la ville sur la position de l’Islam relative au port de la Burqa. Plusieurs reconnaissent qu’il est imposé par leurs maris et en soulignent, au passage, la contrainte, l’inconfort sous le soleil et les implications liberticides.
En dépit de telles dissonances, exprimées sur le ton de la clandestinité, l’usage du voile intégral noir confère, aux femmes salafistes, la certitude et la fierté de réhabiliter, ainsi, la dignité de leur genre. A la question de savoir si elles ont lu, d’elles-mêmes le Coran ou des hadiths relatant l’obligation de cet accoutrement, la réponse négative dominait.
Presque toutes analphabètes, ces dames et jeunes mères, paraissaient ignorantes, l’esprit façonné et réduites, toute leur vie durant, à la tyrannie des tâches ménagères ; en vertu d’un esclavage domestique auquel leur croyance prête les vertus de la pudeur et de la dévotion, la plupart rejettent, vigoureusement, toute idée de redéfinition et d’adaptation des préceptes et des règlements de l’Islam à la modernité. Cette part de soumission explique, en partie, la féminisation des attentats-suicides aux Nigéria, Tchad et Nord-Cameroun. Là-bas comme à Man, l’Etat laïc est perçu comme « une entrave à l’orthodoxie et à l’exercice de la Charia ». Pour un grand nombre d’entre elles, à part le mari et Dieu, toute autre préoccupation est frappée de vanité. Au nombre de celles-ci, figurent la République, l’Etat, les droits humains. Pour elles, la démocratie assassine la foi religieuse, car en ses fondements, fonctionnement et finalités, elle contrevient, explicitement, aux préceptes enseignés par le Prophète.
L’aversion – décomplexée – aux valeurs de l’universalisme– atteste d’une prédisposition à accepter tout ordre alternatif, voire des directives extrêmes, dès lors qu’ils bénéficieraient de l’aval du mari ou d’un « érudit » sunnite.
Le radicalisme sunnite et l’augmentation exponentielle de la Burqa dans les rues de Man contrarient, à divers points de vue, la fortune et la stabilité du Tonpki.
Durant le mois d’avril 2017, des entrepreneurs visitent les sites touristiques de la région, en vue d’y effectuer d’importants investissements, visant à les moderniser et les rendre plus attractifs, pour mieux capter une clientèle désormais peu encline à s’aventurer au Sahel. Certes, séduits par la modicité des parcelles, la forêt tropicale et sa faune, sans compter de nombreuses potentialités, telles les cascades, les montagnes et leur couvert de végétation si variée, ils décidèrent, pourtant, de se tourner vers d’autres destinations. Devant la forte visibilité des femmes masquée de noir à l’intérieur de Man, ils avaient renoncé, en une journée. En lieu et place de la découverte d’une variété de cultures ancestrales et écologiques, le danger de l’intolérance, de l’uniformisation et du meurtre se profilait.
La sphère musulmane dans son ensemble, particulièrement sur l’aire Afrique de l’Ouest est marquée, en ce début du 21ème siècle, par un bouleversement culturel sans précédent. La nouveauté réside dans la résurgence de nouveaux enjeux économiques et idéologiques portés par la multiplicité de l’islamisme ; leur contrôle et démantèlement échappent, pour l’instant, aux Etats modernes, quand ceux-ci en prennent conscience à temps, probabilité au demeurant assez faible.
CONCLUSION
L’analyse des facteurs de la violence au sein de la communauté sunnite de Man le prouve assez : nous observons en temps réel, quasiment à découvert, l’évolution d’un environnement miné par la prolifération croissante et l’hybridation des groupes fondamentalistes, dont le projet vise à détruire le modèle politique et social, jusqu’ici en vigueur sur le sol de la Côte d’Ivoire, pour lui substituer un nouveau mode de vie, selon les standards des 7ème et 8ème siècle de la péninsule arabique.
La violence radicalisée à Man ne constitue, aucunement, un cas isolé ou circonscrit. Des symptômes comparables s’observent dans de grandes localités, notamment Bouaké, Abengourou, Abidjan, San Pedro, Divo ; elle n’a plus besoin de s’exporter vers d’autres régions du pays. Le salafisme en Côte d’Ivoire est véhiculé par des peuples d’origine sahélienne, naturalisés ou en voie d’assimilation. De moins en moins réservés dans le débat national, ces groupes commencent à rejeter les normes étatiques au profit d’un communautarisme de revendication qui se nourrit, presque toujours, de la misère, de l’ignorance et de l’instrumentalisation de la foi. A leur émergence, les foyers d’affirmation de soi et de repli identitaire s’appuient sur un style de vie et une anti-culture d’importation orientale qui encadrent et organisent la distinction d’avec les autochtones. De mémoire nomade et de tradition commerçante, plusieurs de ces migrations apportent et banalisent l’habitude d’agir en dehors du cadre légal et réglementaire.
Démographie galopante, défiance contre l’école ‘’des blancs’’, déplacement climatique vers les zones fertiles de l’Ouest et du Sud, déforestation, esprit de conquête et auto-dilution dans une arabité d’emprunt dévoilent la nature multidimensionnelle des défis que génère le prosélytisme salafiste en Afrique. A défaut de vouloir ou de pouvoir agir sur les causes en amont, les gouvernements ne cessent de traiter les effets. Ils se murent dans le déni de la causalité idéologique d’où leur enlisement ; ici, l’itération et la prudence résignée tiennent lieu de prospective.
Entre les béances de cette panne de discernement, l’extrémisme religieux s’insinue, s’enracine et s’assure autant d’acquis qui finissent par devenir des droits. Les théoriciens de cette accumulation patiente en Egypte et dans le Moyen Orient l’ont dénommée « tamkine », c’est-à-dire consolidation, renforcement. Taqiya et Tamkine ont gagné l’Afrique au sud du Sahara.
Abidjan, septembre 2017
Auteur de :
– « Terrorisme international, la réponse de la Cote d’Ivoire », l’Harmattan 2016
– « La CEDEAO face au terrorisme transnational », l’Harmattan, 2016
[1] Man Est le chef-lieu de la région du Tonpki. Il est situé à environ 600 km à l’extrême ouest d’Abidjan. La région a été le théâtre de violents affrontements entre les différentes factions armées d’abord pendant la rébellion armée du 19 septembre 2002, ensuite lors de la crise postélectorale de 2010. Le Tonpki est l’une des zones les plus instables de la Côte d’Ivoire.
[2] Les premières grandes vagues des musulmans sunnites communément appelés « wahhabia » s’installent à Man au début des années soixante-dix. Ils sont principalement originaires de la Guinée voisine. Ces derniers ont été accueillis par leurs coreligionnaires autochtones. Ils créent ensemble, en 1976, l’Association des musulmans orthodoxes de Côte d’Ivoire (Amoci) ; le premier Président (le Raïs) régional était AlladjiVakaba Diakité et l’imam central Lanciné Sylla.
[3] Doctrine adopté par la Coordination nationale du renseignement (Cnr) mais en attente d’une adoption officielle ; la Côte d’Ivoire entame, ici, un travail d’éveil assez ambitieux, en comparaison du laxisme antérieur. A considérer la sous-région, seul le Sénégal va aussi loin dans la lucidité et la volonté de prévenir.
4 Entretien de l’auteur avec un fonctionnaire de la préfecture le 20 mars 2017 qui a requis l’anonymat. Il dit craindre pour sa vie et celle de sa famille si son nom paraît dans un travail de recherche ou journalistique.
[6] L’on parle fréquemment de Dioula, terme dont l’usage courant tend à devenir synonyme de locuteur du Bambara, de commerçant ou de musulman.
[7] Ensemble culturel et généalogique, situé à l’Ouest de la Côte d’Ivoire. Les principales ethnies qui le composent sont les Yacouba et les Toura.
[8] Entretien avec l’imam Koné. A, le 21 mars à Man, dans la mosquée, après la prière de 13 heures (Dhohr).
[9] Entretien avec l’imam. Op.Cit.
[10] Rapport op. Cit.
[11] Entretien, le 21 mars 2017, avec un officier de préfecture de police de Man qui a requis l’anonymat. Ses déclarations ont été corroborées par des journalistes locaux.
[12] Entretien op.Cit.
[13] Avatar civil de la « déception » que des communautés musulmanes pratiqueraient dans un environnement hostile ; en polémologie, la « déception » couvre la dissimulation, la diversion et l’infiltration, en attendant un rapport de forces plus favorable à la visibilité.
[14] Le fils d’un Imam central de la communauté sunnite.
[15] Rapport des services de renseignement
[16] Signifie espoir, vœu
[17] Rapport ibidem
[18] Discours du fils de l’imam de la grande mosquée sunnite de la ville. Le sermon, tenu le 7 juillet 2016 devant la communauté guinéenne venue saluer son père à l’occasion de la fête de Ramadan, a été filmé par un fidèle. Sur la vidéo dont des copies sont disponibles l’orateur demande à la communauté de se tenir prête, car « le musulman n’a peur de rien ». Il demande aux jeunes de vaincre la peur, de se considérer comme des Ivoiriens, parce qu’ils détiennent des cartes nationales d’identité que bien d’autres. »
[19] L’organisation tente de s’imposer et d’occuper le champ islamique en Afrique de l’Ouest, grâce au soutien de plusieurs réseaux islamistes moyen-orientaux.
[20] L’imam Mamadi Sidibé est le guide spirituel de la communauté. Actuellement affaibli par l’âge et la maladie, la communauté choisit son fils, comme successeur.
[22] Entretien de l’auteur avec un agent des Renseignements à Man, le 20 mars 2017. Ce dernier a requis l’anonymat. Il a accepté de nous parler, car il s’agace du laxisme du gouvernement et de sa propre hiérarchie face, au péril qui se profile à l’horizon. Il espère que notre travail réveille les consciences en vue d’une meilleure lucidité.
[23] Office religieux obligatoire, entre 13h et 14h.