vers la fin d’une hégémonie terroriste algérienne au Sahel ?

 Interview Ahmedou ould Abdallah par Christine H. Gueye, Sputnik

Pour le président du Centre 4S, Ahmedou ould Abdallah, la mort d’Abdelmalek Droukdal sonne la fin de l’hégémonie algérienne, maghrébine au Sahel. Dans l’affrontement que se livrent actuellement AQMI et Daech au Mali, le fait saillant est l’émergence de chefs terroristes locaux. Une indigénisation qui va rendre plus difficile leur traque. Entretien.

L’élimination d’Abdelmalek Droudkal, le 3 juin, à Talhandak (région de Tessalit, nord Mali), a été saluée comme un succès majeur des forces françaises. Plus connu sous le nom de guerre d’Abou Moussab Abdelouadoud, la mort de cet «émir d’Al-Qaïda au Maghreb islamique* (AQMI) et [de] plusieurs de ses proches collaborateurs» marque la fin du règne des petits émirs algériens au Sahel.

De son côté, l’Algérie a fait savoir qu’elle souhaitait reprendre sa médiation, comme dans le passé, avec les accords de paix inter maliens (Accords de Tamanrasset en 1991, Accords d’Alger en 2006 et le dernier toujours à Alger en 2015). Censé mettre un terme à l’invasion islamiste au Nord Mali, ayant provoqué l’intervention de la France avec le déploiement de la force Barkhane, l’Accord de 2015 reste encore à mettre effectivement en œuvre

https://twitter.com/Mondafrique/status/1269644669811646464?s=20

L’Algérien aurait-il été victime de son désaccord avec les deux djihadistes «locaux» opérant au Mali, Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa, pourtant issus de la même mouvance d’AQMI? Du fait de son opposition à des négociations avec l’Etat malien, il pourrait avoir fait l’objet de «dénonciations» de la part d’islamistes Touarègues «antagonistes» ayant permis aux services algériens et français de le localiser.

Parmi eux, Iyad Ag Ghali, le chef du Groupe de soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM)*, la coalition terroriste affiliée à al-Qaïda au Maghreb islamique*. Tandis qu’Amadou Koufa, de son vrai nom Amadou Diallo, dirige le Front uni du Macina, composé de djihadistes peuls, à qui on a attribué l’enlèvement, le 25 mars dernier, du leader de l’opposition malienne, Soumaïla Cissé. Son ralliement, en 2017, avait scellé la création de la coalition du GSIM* qui contrôle, aujourd’hui, une grande partie du territoire malien.

Ahmedou ould Abdallah est Président du Centre 4S à Nouakchott, un think tank dédié à la résolution des défis géopolitiques dans le Sahel Sahara

@Centre4S

Pour l’ex-envoyé spécial des Nations Unies au Burundi, en Afrique de l’Ouest et en Somalie, le Mauritanien Ahmedou ould Abdallah, aujourd’hui Président du Centre 4S à Nouakchott qu’il a fondé en 2010, après avoir été ministre et diplomate de  son pays et, notamment, Ministre des Affaires étrangères de 1968 à 1985, cette disparition marque une victoire, ou pour le moins une réappropriation, des djihadistes locaux sur les leaders historiques d’AQMI venus du Maghreb

Avec l’émergence d’une «jeune» génération de djihadistes se pose la question de savoir qui d’AQMI ou de Daech sortira vainqueur de cette lutte pour le leadership de la région à moins qu’il ne s’agisse d’une division d travail entre les deux, comme il le confie au micro de Sputnik France.

Sputnik France: Pensez-vous qu’Abdelmalek Droudkal a eu tort de passer sur le «versant Kidal» de l’Adrar des Ifoghas où vivent des Touaregs hostiles?

Ahmedou ould Abdallah: «Sa mort, en tous cas, est le signe que la longue lignée d’émirs algériens ayant régné jusqu’ici -sans partage- au Sahel, est en train de disparaitre. Parmi les plus emblématiques, il y a Moctar Bel Moctar disparu dans le sud de la Libye, en 2016. Quand bien même il n’existe toujours pas la preuve tangible que Mister Malboro est bien mort. Sauf que, quand un chef islamiste de ce niveau disparait, «sa» ou «ses» veuves ne se remarient plus!»

Sputnik France: Cet ancien du GIA (Groupes islamiques armés), du GSPC algérien (Groupement salafiste pour la prédication et le combat) et d’Al-Qaïda pour le Maghreb islamique* (AQMI) était-il, vraiment, devenu un «second couteau»?

Ahmedou ould Abdallah: «La disparation de ce leader algérien -historique- d’AQMI s’inscrit dans une continuité de morts brutales. Il y a eu d’abord la mort, en 2012, d’Abou Zaïd, puis celle de Djamel Zitouni, de Layada et, plus récemment, d’Abou Aicha, tué en mai dernier. Avec l’élimination d’Abdelmalek Droukdal, soit il y aura plus de place laissée aux leaders du GSIM*, soit on va assister à une poussée de l’État islamique dans le Grand Sahara* (EIGS), c’est-à-dire de Daech. Le fait saillant, toutefois, c’est l’indigénisation du terrorisme au Sahel ce qui ne veut pas nécessairement dire plus de sécurité pour les pays et leurs partenaires.

https://fr.sputniknews.com/maghreb/202005141043782781-operations-exterieures-jusquou-ira-larmee-algerienne-arme/

Sputnik France: Quelles seront les conséquences de ce coup dur porté à AQMI?

Ahmedou ould Abdallah: «AQMI va continuer à opérer selon son modus vivendi habituel, voire à nouer des alliances avec l’EIGS*. Mais, avec l’émergence de leaders terroristes locaux, il deviendra plus difficile d’arrêter leurs activités dans le court et moyen terme. Connaissance du terrain et des populations mais aussi des critiques des citoyens à l’encontre les pouvoirs centraux renforceront, pendant un temps, leur message idéologique et leur recrutement de combattants. Par ailleurs ils ont davantage de complicité avec les populations locales que les anciens leaders maghrébins et peuvent exercer des pressions pour s’imposer socialement et politiquement. Mais, aussi, parce qu’ils ne sont pas fichés, alors que les Maghrébins l’étaient tous dans leur pays d’origine, où l’état civil est mieux structuré que dans les états du Sahel.

La Somalie est un bon exemple de ce qui pourrait arriver au Sahel et autour du lac Tchad. Les alliances tribales et familiales ont permis aux Shebabs de bénéficier d’importantes protections. Cela est vrai aussi dans le cas de Boko Haram, au Nigéria. Il faut donc s’attendre à des connivences sociales et sociologiques sous l’angle de la tribu, confrérie, etc dans les pays en particulier au Mali.»

Sputnik France: Y aura-t-il des répercussions sur la libération de Soumaïla Cissé?

Ahmedou ould Abdallah: «Voilà déjà plus de deux mois que Soumaïla Cissé a été enlevé sans que l’on ait pu retrouver sa trace. Ce qui probablement veut dire qu’il a déjà été échangé à plusieurs reprises entre différents groupes terroristes. Voire transporté dans des régions plus complexes d’accès, quelque part aux frontières du Mali…

Tout le monde, et moi en particulier car je le connais et apprécie, souhaite qu’il recouvre la liberté, mais cela ne se fera pas sans une négociation menées directement ou indirectement par les autorités maliennes. Or, dans ce genre de prise d’otage, celui qui triche peut gagner et dans le désert nombreux sont ceux qui veulent gagner sans trop dépenser! Et, bien sûr, il y aura des frais à payer pour ne pas appeler cela une rançon.»

https://fr.sputniknews.com/afrique/201906051041349906-le-tribalisme-et-le-favoritisme-dans-les-armees-dafrique-de-louest-favorisent-la-montee-du/

Sputnik France: Pensez-vous qu’Iyad ag Ghali aurait pu «livrer» Droukdal?

Ahmedou ould Abdallah: « Dans ces situations tout est possible mais non je ne le crois pas car, pour cela, il aurait fallu qu’il ait des relations officielles avec de puissants Services et avec la France. Les Services français ont leur propre expertise et connexions dans la région pour opérer de manière indépendante. Au Centre 4S, nous sommes persuadés qu’un changement de leadership s’est déjà opéré au Mali avec l’émergence de Sahéliens qui veulent que le terrorisme s’étende au-delà des trois Etats (Burkina Faso, Mali, Niger). L’attaque terroriste de ce 11 juin contre une petite garnison en Côte d’Ivoire en est une preuve. Du coup et bien qu’il soit extrêmement difficile, voire impossible de négocier avec les groupes radicaux (suspicions entre eux et vis vis l’extérieur, idée qu’il faut ou gagner ou perdre, etc), on peut comprendre que les autorités maliennes cherchent à prendre contact avec des leaders comme Iyad Ag Ghali ou Amadou Koufa, tant que ces derniers sont –encore- en mesure de négocier.

Le premier revendique, dit-on, son appartenance à Kidal et au Mali. Il a, du fait de son long parcours radical plus de recul et on peut penser plus de sagesse que la plupart des autres leaders terroristes. Le second est plus âgé, mais son mouvement au centre du Mali est plus récent et il cherche de la reconnaissance pour son groupe ethnique qu’il considère marginalisé voire menacé. En cherchant ou en proclamant vouloir régler par lui-même la crise sécuritaire et politique,  sous prétexte que ces groupes rebelles sont sur son territoire, le gouvernement malien se prive d’importants appuis techniques et diplomatiques. Comme tous les pays en pareilles circonstances, il aurait également intérêt à demander de l’aide à ses partenaires et l’expliquer à son opinion publique si nécessaire.»

Sputnik France: Y a-t-il un risque que l’armée française se retire du Mali?

Ahmedou ould Abdallah: «La France ne veut pas que sa force Barkhane soit piégée plus de dix ans dans le désert. Elle cherchera sans doute à sortir d’une situation qui n’est pas que militaire, mais relève surtout de la gestion politique. On oublie trop souvent que la plupart des rébellions sous nos latitudes sont souvent liées à la mauvaise gouvernance et à son lot quotidien d’exclusions ethniques, de bavures militaires, d’accusations de corruption ou de déni de justice.

Il est évident que Paris ne peut pas et sans doute ne veut pas régler les problèmes du Mali à la place des maliens. Cependant, se retirer brutalement ne peut être une option. C’est un vrai dilemme d’autant que probablement, la France aimerait probablement partager une partie de ce fardeau avec la communauté internationales, avec les Nations Unies déjà sur place et aussi ses partenaires européens  en particulier l’Allemagne, par exemple. Une présence militaire dans des pays qui font l’objet non seulement d’attaques terroristes fréquentes et meurtrières et qui sont de plus aussi montrés du doigt pour des exactions brutales ou pour des violations systématiques des droits de l’homme n’est pas nécessairement une sinécure.»

https://fr.sputniknews.com/afrique/202005271043845825-antiterrorisme-bavures-et-droits-de-lhomme-les-armees-saheliennes-sous-pression/

Sputnik France: Est-ce la raison de la réunion du Conseil de sécurité, le 5 juin, pour examiner l’état des armées au Sahel ?

Ahmedou ould Abdallah: «Le Conseil de sécurité condamne les violences systématiques contre les personnes et l’impunité au sein des armées. ». Une erreur est bien sur condamnable mais peut arriver mais pas les bavures à répétition, surtout quand on tue des individus du seul fait de leur appartenance ethnique ou religieuse. Au Mali, la division en charge des droits de l’homme au sein de la MINUSMA a dénoncé dans son dernier rapport pas moins de 380 morts liés à des abus attribués aux Forces armées maliennes.

Au Centre 4S, nous préconisions d’actualiser la notion de ‘’le secret- défense’’ et la confidentialité au sein des armées du Sahel, aussi bien pour les questions de budget que des présences sur le terrain. Mieux vaut une petite armée professionnelle bien formée, bien équipée et, surtout, bien entrainée! Davantage de fonds devraient également être consacrés aux manœuvres militaires. Les exercices à grande échelle qui sont réalisées annuellement par la France ou les Etats Unis au Sahel ne sont pas suffisants. Enfin, il faudrait recruter plus de femmes dans les forces combattantes.»

Sputnik France: A l’appel de plusieurs associations de la société civile, le QG de la force conjointe du G5 Sahel (FC G5 Sahel) vient d’être déplacé. Est-ce une bonne chose ?

Ahmedou ould Abdallah: «Après l’attentat de Sévaré en 2018, la décision a été prise de transférer le secrétariat militaire du G5 Sahel au centre de Bamako. Aujourd’hui, il est dans l’ancien aéroport. Le secrétariat permanent, lui, reste basé à Nouakchott. En revanche, on parle de plus en plus de son élargissement au Sénégal et à la Côte d’Ivoire. Deux pays importants dans la région dont l’arrivée pourrait professionnaliser davantage les relations entre les armées du Sahel. Même si cette question n’est pas inscrite à l’ordre du jour de la prochaine réunion des chefs d’Etat du G5 Sahel, prévue en juin ou début juillet à Nouakchott, elle n’en demeure pas moins d’une brûlante actualité.