Côte d’Ivoire, terrorisme au nord : entre stratégie civile et militaire quel dispositif adopter ?

Le terrorisme s’est imposé au Sahel, comme une composante de la géopolitique durant les deux dernières décennies. Le phénomène, par ses multiples stratégies (dissimulation, discours sectaire, hybridation), défie les paradigmes des États du champ et les initiatives internationales. Depuis plusieurs années, le phénomène définit son itinéraire et ne cache plus ses ambitions expansionnistes. La nouvelle carte, en mobilité constante au sud du Sahel, autorise une réinterprétation de la menace en Côte d’Ivoire, celle-ci passant, désormais, de l’exogène à l’endogène. De ce point de vue, comment s’opère la dynamique en cours ?

 

 

Le Nord-est de la Côte d’Ivoire : entre incertitude et engagement armé djihadiste

L’évolution graduelle des enjeux de la sécurité en Côte d’Ivoire s’apprécie autour d’un faisceau de représentations et de mythes que les doctrinaires islamistes ont théorisés, ailleurs. Cependant, l’évaluation des démonstrations de force des groupuscules armés dans le septentrion, montre la capacité, de ces derniers, d’allier concept, slogan et réalités du terrain. En l’espèce, depuis deux ans, la doctrine sécuritaire ivoirienne se trouve continuellement éprouvée par une adversité qui pose les jalons de sa prégnance sociale. Les assauts répétés contre les positions de l’armée dénotent une volonté d’engagement quasi-imparable ; l’entrain, l’enthousiasme et l’audace insurrectionnels sont lubrifiés par une foi en l’au-delà, s’inscrivant dans la quête du salut personnel après la mort. Cette dimension, largement sous-évaluée lors de la conception des politiques sécuritaires sur le continent, explique, aussi la vitesse de la dissémination jihadiste au sein des communautés dont la diversité ethnique, les différences d’environnement et des modes de vie défiaient l’idée même d’une uniformisation des comportements et du rapport à l’Autre.

La technicité du combat et la fréquence des raids expriment le niveau de maturité et l’assimilation de l’enseignement jihadiste. La pratique de la confrontation à l’armée ivoirienne illustre la stratégie d’épuisement et d’humiliation, théorisée par Abu Bakr Naji, comme un outil dynamique de « gestion de la sauvagerie » avant la création du Califat. Le succès du texte procède de sensibilité aux défis du terrain, en amont du passage à l’acte brutal ; l’auteur prend en compte la géographie, le climat, la topographie et les armes dont dispose la population et s’intéresse, de près, à la résilience du vivier civil du recrutement. De ce point de vue, le Nord de la Côte d’Ivoire recèle de nombreuses vulnérabilités que matérialisent la récurrence des conflits entre agriculteurs et éleveurs et les compétitions extra-institutionnelles pour la prédation des ressources de la nature et le contrôle de leur appoint à ce qu’il faut désormais appeler le « jihadisme bon marché », la nouvelle économie de la guerre du pauvre. La collecte et la dépense des moyens modiques mettent en scène une conjonction de bricolage, d’inventivité et d’opportunisme ; la solidité du mécanisme résulte de la conviction morale et de la certitude – auto-entretenue – de la victoire.  L’islamisme en armes recourt à sa « méthode Coué », avec son récit messianique, sa dose d’adrénaline et l’incontournable investissement sur le paradis post-mortem.

En amont du théâtre des opérations et de l’emprise au sol, les groupes terroristes ont profité de la pénurie de veille et de prospective, au profit d’une insistance sur la qualification juridique du crime. En marge, les signes de radicalisation que la presse range souvent dans la rubrique des faits divers » suscitent parfois peu d’intérêts des décideurs. Sur la base de ce déficit de vigilance, les insurgés se sont renforcés en hommes, matériels, réseaux de ravitaillement alimentaire, carburant, financements, infiltration…. La recrudescence du grand banditisme (braquage, enlèvement, coupeur de route) contribue au financement des groupes terroristes mais la proportion demeure difficile à préciser. En effet, entre novembre 2020 et février 2021, cinq rapts de civils, avec demande de rançon, généraient un gain de 40 millions de Fcfa.

L’attaque de la nuit du 28 au 29 mars 2021 contre le camp militaire de Kafolo, à la confluence de deux régions (Tchologo, Bounkani), démontre les aptitudes pratiques des terroristes. A quelques jours de l’assaut, ils procèdent à l’installation des mines à télécommande, sur l’axe Kafolo-Kong, pour désarticuler les éventuels renforts. Il fallait isoler le camp, afin d’insinuer le doute parmi les soldats, en leur infligeant une défaite sans recours. Les engins explosifs improvisés (Eei) y resteront jusqu’au 1er avril : informés de l’arrivée du ministre de la Défense, les jihadistes devaient les utiliser contre le cortège ; ce dernier, ayant privilégié la voie aérienne, l’une des mines explosait au passage d’un véhicule civil, sans occasionner de victime. 

L’attaque de la nuit du 29 – le bilan en atteste – prouve le niveau de préparation et la virulence de l’agression et corrobore l’acclimatation professionnelle aux ressources de l’infanterie. La campagne visait la destruction du camp de Kafolo qui, une fois obtenue, permettrait l’ancrage, même symbolique, dans la géographique embryonnaire du Califat. Selon la perception jihadiste, une position abandonnée sous l’effet du harcèlement ne se reconstruit pas vite ; l’enjeu devient, alors, la construction d’une position de remplacement, par pallier de retraits successifs. Ainsi, au lieu de viser un succès de tuerie et de butin, préfèrent-ils le grignotage patient du périmètre où ils comptent obtenir le soutien de la population. Au besoin, si la pression des forces armées s’accentue, les groupuscules mobiles seraient tentés – hypothèse largement empirique si l’on considère les antécédents en Irak, Afghanistan, Yémen, Somalie, etc – de multiplier les abcès de fixation, vers des espaces jusqu’ici à l’abri de la belligérance. La diversion prendrait donc pour cible, les villes, les routes les installations stratégiques, en vue de diluer la compacité et la concentration de l’effort de guerre autour de l’aire convoitée.

Au cours de l’attaque, outre, les rafales de kalachnikovs et une automitrailleuse de type Pkm montée sur un arbre pour « pulvériser » l’intérieur du camp, deux hommes, munis de ceintures explosives, s’apprêtaient à anéantir toute résistance à l’intérieur de l’enceinte. Certes, l’opération de destruction a échoué, grâce à la capacité réactionnelle de l’armée mais des actes de provocation et de défiance se multiplient contre les détachements stationnés ou de passage. Il ne fait plus aucun doute que la guerre asymétrique au Nord du pays, prospère sur le terreau d’une duplicité de certains habitants, peu enclins à soutenir la troupe; la population favorable aux jihadistes ou rétive à la dénoncer par crainte de représailles, commence à pratiquer la dissimulation et le double langage, face aux représentants de l’État. Aussi, convient-il de noter la disponibilité, entre les mains des terroristes, des moyens techniques, notamment des drones et des appareils de communication VHF. Ces terroristes s’évertuent à déjouer le risque d’écoutes par les services de sécurité, ivoirien et burkinabè.   

La césure entre l’avancée jihadiste au nord et les réponses de l’État.

 Globalement, la riposte de l’État ivoirien au terrorisme sur le septentrion dérive de la doctrine nationale en matière de défense. Celle-ci sollicite la collaboration de structures en charge de divers piliers – préventif, opérationnel, diplomatique, judiciaire. La vision des autorités teste, encore, tout un faisceau de possibilités exclusivement martiales ; or, jusqu’ici, les résultats ne permettent pas de contrarier le spectre élargi de l’implantation civile des jihadistes ; leur approche d’enracinement local, doit tout à la patience, à l’itération et à l’inimitié de la force publique auprès des autochtones. Dans plusieurs villages du département de Téhini, des populations ne doutent plus du pouvoir de nuisance ni de la supériorité tactique des groupuscules. Une telle perception entraîne une désagrégation de la population et creuse davantage la distance avec l’État et son personnel, que les terroristes présentent comme « impies » et assujettis à « la perversité morale » de l’Occident. D’ailleurs, la rhétorique et ses raccourcis, ainsi que l’usage compulsif de récits de conspiration, débordent le cadre strict de la phraséologie de l’islamisme. Les mêmes arguments se retrouvent en partage, sur les réseaux sociaux. Les obédiences évangélistes et panafricanistes s’en repaissent à longueur de temps.

Depuis le début de 2021, les jihadistes montent en puissance. Le 15 avril, ils prennent en otage les mosquées de Toglokaye, Kôlôgbô et Bolé. Face à une population apeurée, ils recommandent une nouvelle manière de vivre le culte, sous le sceau d’une lecture littéraliste et conquérante de l’Islam ; les témoins du sermon, agrémenté de chantage à l’insécurité, décrivent la vulgarisation d’un brevet de félicité post-mortem, contre les notabilités du sunnisme traditionnel, que les nouveaux réformateurs qualifient de déviance et d’hérésie. Également, ils exploitent le défaut de responsabilité et d’intégrité de certains agents de l’État (administrateurs, soldats), pour se présenter en protecteurs devant les dérives de la gouvernance et les bavures – tels le racket et la concussion – vraies ou supposées. A l’intimidation, s’ajoute la divulgation de l’identité de personnes présumées en cheville avec l’armée, du moins susceptibles de l’informer. En peu de mois, les jihadistes, naguère discrets, se sédentarisent et tissent des liens de connivence chez les civils, afin de distiller leur credo et rassurer la vox populi sur la cohérence de leur projet.  

Le niveau élevé de dissimulation, d’ancrage mental et de harcèlement des forces de Défense et de sécurité dans ces régions, relativise la probabilité d’une menace qui resterait résiduelle et exogène. Malgré leur infériorité en équipement, formation et nombre, les groupuscules ont amorcé, au Nord du pays, une étape décisive de leur conquête ; la réserve des jeunes envers l’offre jihadiste commence à se dissiper. En dépit de la modicité des moyens disponibles, le recrutement s’appuie aussi sur des promesses à portée de réalisation ici-bas ; l’appât des motocyclettes et d’argent s’enrichit de l’assistance et de la prise en charge, au bénéfice de la famille du combattant, mort  pour Dieu, voire de l’informateur arrêté.

Conclusion

Après le choc des attaques de Grand-Bassam en 2016 et de juin 2021 au Nord, l’agressivité, la répétition et l’incrustation à l’intérieur de la brousse changent la nature du péril. Son « endogénéité » devient une évidence empirique. L’évolution – récente mais peu assise – invite à un changement de paradigme.  Il importe de conjuguer, en parallèle du renseignement factuel, la veille et la détection des signes de radicalité dans la société et pas seulement à proximité de la zone de combat. A moins de cécité volontaire, la riposte idéologique tient du bon sens et de la prévision, si l’on pense aux perspectives de la relève jihadiste. De surcroît, le mode opératoire des combattants du Jihad impose des mesures de prophylaxie immédiate. Il s’agit, entre autres, d’interdire la circulation de convois de motocyclette de plus de trois passagers et la fermeture définitive des sites d’orpaillage, une de leurs sources de revenus. L’orpaillage, en dehors du préjudice écologique de long terme, est devenu un enjeu de sécurité nationale et mérite d’être ainsi traité.  

Par-delà les tentatives de renforcement du front intérieur, toutes menées sans trop de succès en matière de réconciliation, le danger du moment offre l’opportunité, pour les Ivoiriens, de renforcer l’adhésion à la république laïque, grâce aux ressources de la solidarité et du patriotisme. La défense d’une cité, au sens grec du terme, requiert l’identification et la mise en accusation explicite de l’ennemi, auprès de la population, avec le concours des sommités religieuses et de la société civile. L’entreprise, sous peine d’échec, ne saurait s’accommoder de la langue de bois, des périphrases ni du ménagement de la susceptibilité d’acteurs confessionnels. Quand la violence aveugle frappe en prévision d’une brutalité exponentielle, la lucidité et l’instinct de survie commandent de ne pas trop sacrifier aux politesses suicidaires……

 

Lassina Diarra, chercheur sur islamisme et terrorisme en Afrique de l’ouest,

Centre4s.org et secrétaire exécutif observatoire ivoirien de l’extrémisme et de la laïcité.