Tout d’abord, je voudrais exprimer mes plus vifs remerciements aux organisateurs, le Centre Africain des Etudes Stratégiques – ACSS – et le Sénégal, le pays hôte, pour la tenue de cette conférence à un moment on ne peut plus opportun s’agissant du Sahel. La situation du Mali y est suivie avec beaucoup d’inquiétude.
Compte tenu de cette situation assez grave et des risques de propagation de la violence armée dans la région, je ne doute pas que nos débats seront libres et francs. Ils pourront ainsi être utiles aux élites nationales et aux partenaires extérieurs.
Mais d’abord une question d’actualité qui nous interpelle.
Comment et pourquoi des sociétés traditionnelles solides, telles celles du Sahel, bien armées spirituellement, ont elles inexorablement basculé pour devenir un lieu de presence de mouvements intolérants et violents? Liée à cette question se trouve la suivante : étant donné le volume d’assistance investie depuis 50 ans dans cette région qu’elles leçons en tirer pour une meilleure utilisation de l’aide ?
Vastes espaces territoriaux et extrémisme violent
Aujourd’hui, les africains et leurs partenaires extérieurs, sont interpellés devant la fragilité des institutions publiques dans le Sahel. L’effondrement du Mali ne peut laisser indifférent dans la mesure où ce qui s’y est passé aurait pu se produire dans tel ou tel autre état de ce vaste Sahel.
Comme cela arrive souvent, l’on peut toujours chercher des alibis et blâmer les malheurs du Sahel sur d’autres. Ainsi en est-il des événements de Libye avancés pour justifier la chute du Mali quand bien même la crise Libyenne n’a été que le déclic qui a fait sauter des systèmes mûrs pour exploser.
En réalité la crise du Sahel est relativement ancienne et résulte d’une combinaison de plusieurs facteurs intérieurs et extérieurs. Par conséquent, la réponse doit être multiforme et associer des volets autant politiques qu’économiques, nationaux, régionaux et internationaux.
D’abord, l’extrémisme violent a trouvé dans le Sahel une région idéale pour s’enraciner et se propager au delà des frontières étatiques. L’immensité des territoires nationaux et l’indigence des institutions publiques ont offert aux mouvements radicaux et autres révoltés, avec ou sans cause, un terrain propice qui se joue aisément des réglementations nationales et internationales. De fait dans l’espace sahélien, les loyautés restent encore plus claniques que nationales et confortent criminalité et autres pratiques illégales qu’elles font bénéficier d’une discrétion presque absolue.
Les déficits administratifs et le chevauchement des mêmes populations de part et d’autre des frontières nationales, facilitent le développement de divers trafics : cigarettes, émigrés, voitures volées, drogues. Des revenus importants sont générés dans ces vastes espaces de non droit, de pauvreté et de chômage endémique des jeunes. Tout concourt à remettre en cause l’idée patriotique dans des pays qui peinent à se construire en états- nations.
De nombreux jeunes, sans espoirs d’obtenir un travail régulier, trouvent dans la violence armée un débouché qui génère des revenus confortables, une respectabilité sociale et un heureux avenir dans pour l’au delà. De surcroit, l’urbanisation rapide et anarchique des capitales – 35 à 38 % de la population nationale s’y concentre – développe l’anonymat et consolide le terreau de l’extrémisme violent.
Pauvreté et insécurité
A ce niveau, une première observation s’impose : l’insécurité et la pauvreté sont intimement liées sur le terrain. Mais la question qui cherche désespérément une réponse est la suivante: qui de la pauvreté et de l’insécurité est la cause l’autre ?
Par elle-même, la pauvreté ne provoque pas nécessairement la violence armée. Au contraire, elle peut même encourager la résignation et le fatalisme. Une gouvernance irresponsable, confortée par l’impunité face à une corruption endémique et les excès de dépenses ostentatoires provenant de l’accumulation de richesses spontanées, renforcent les sentiments d’injustice et de mépris chez les plus pauvres. Ces abus et excès des élites urbaines sont vécues comme des violences qui, aux yeux des défavorisés, exigent une réponse également violente.
Au Sahel, la violence extrémiste reste indissociable de la révolte, longtemps internalisée, contre un statu quo social qui, pire qu’injuste, est avant tout sclérosé.
Le renforcement des systèmes tribaux et de castes en Somalie a favorisé les anarchies et entamé la lente déconstruction de l’état. Une menace pour le Sahel. Voulue ou non, la marginalisation de régions frontalières et des groupes les plus dynamiques des sociétés, fournissent les munitions aux rebellions armées. De surcroit, une plus grande accessibilité aux technologies de l’information, en particulier le cellulaire et internet, renforce les capacités et libertés d’expression et d’autodéfense de ces populations. Déçues, mais désormais plus confiantes en elles mêmes qu’il y a une dizaine d’années, elles sont prêtes à défier les pouvoirs centraux en soutenant ou en laissant faire les extrémistes.
Soutenues moralement et matériellement par des activistes religieux, les populations rurales et des périphéries urbaines se sentent abandonnées et ont elles aussi abandonnées des gouvernements très souvent perçus comme fondamentalement injustes.
Toutefois, quand bien même il n’est pas du à la pauvreté, l’extrémisme violent trouve dans celle-ci le ressort moral et politique pour le légitimer. Les injustices, discriminations sociales et humiliations offrent un contexte favorable aux rebellions. Le lien pauvreté/ extrémisme violent existe mais il reste à déterminer qui est la cause ou la conséquence de l’autre. En tout état de cause, la connexion entre les deux phénomènes mérite d’être relativisée et la question pourrait être: qui de la pauvreté ou de l’extrémisme violent exerce le plus d’influence sur l’autre ? En réalité: il n’y a pas de développement sans sécurité mais ni de sécurité sans développement.
A ce niveau, les cas du Mali et du Nord Nigéria interpellent. Les investissements industriels ou touristiques dans le nord du Mali et du Nigeria ont à un moment contribué à stabiliser ces régions mais la résurgence de la violence a réduit à néant ces efforts. Qu’en conclure ? Faudra t il plus de temps afin que les résultats des investissements soient irréversibles? Mais comment investir au milieu de l’insécurité aussi bien pour les équipements que pour les gestionnaires? Recruter des agents nationaux pour gérer ces investissement soulève, en temps de guerre civile, la question de l’origine ethnique du personnel ou, en d’autres termes, celle de leur neutralité!
L’économie criminelle dans ces régions assure plus de revenus – et plus facilement- que l’économie classique. De surcroit, les populations se demandent : si la corruption endémique engendre prestige, richesses et même les honneurs, pourquoi les trafics seraient ils socialement moins bien acceptés?
Cette impunité pousse, les jeunes sahéliens à s’engager dans des activités extra légales: trafics divers dont celui de la drogue, et des coupeurs de routes et autres contrebandiers plus répandus en Afrique centrale. Ils en tirent tout à la fois reconnaissance sociale, prestige et revenus.
Gouvernements et rébellions
A travers tout le Sahel Sahara, il est de notoriété publique que des alliances solides de coopération existent entre les tenants de l’extrémisme violent et les réseaux de trafiquants. Les deux groupes s’assurent une protection mutuelle, une division du travail sur le terrain ainsi qu’un certain partage des gains.
Face aux rebellions internes, les autorités adoptent, presque instinctivement, une posture répressive déclarant répondre à la violence par plus de violence. Très vite cependant, la seule politique du bâton trouve ses limites et le besoin d’utiliser la carotte devient inévitable. Plus une guerre civile s’enracine et devient couteuse, plus les gouvernements ont tendance à modérer leurs positions et à vouloir négocier avec leurs citoyens rebelles. Le processus est classique : amnistie plus ou moins sélective, ensuite pardon général et enfin projets divers d’intégration des ex rebelles. L’Algérie, la Fédération de Russie et les Philippines ont, de manière plus ou moins nuancée adopté ce modèle de gestion des rébellions.
D’autres pays ont essayé d’appliquer cette approche mais sans succès sur le terrain. Le Mali et le Nigéria en font partie. Au Mali les violences sont anciennes et récurrentes et les multiples accords de paix n’ont pas réussi à établir durablement la paix. Dans les deux pays, des groupes extrémistes opèrent sur le terrain où ils ont longtemps bénéficié de l’indifférence, de la compréhension voire de l’appui des populations. La répression n’a pas fait défaut mais a atteint ses limites dans l’un comme dans l’autre cas.
Au Mali, depuis 1962/64 un problème identitaire se pose au niveau des populations du Nord. L’une des difficultés au niveau de Bamako est de vouloir négocier en mettant en avant le coté logique et rationnel des problèmes. Mais, dans les conflits domestiques, les véritables obstacles sont essentiellement d’ordre émotionnel et psychologique !
Au Nigéria, où l’extrémisme violent est journalier, Boko Haram est souvent associé à Al Qaida. Ses chefs se réclament effectivement du Jihad et ne dénient pas leur association avec Aqmi. Cependant, bon nombre d’observateurs font un parallèle entre Boko Haram et le Mende ou mouvement de défense du Delta du Niger. En d’autres termes, il s’agirait bien d’une rébellion, certes contre les abus des élites dirigeantes, mais également, disent certains, l’un de ses buts est d’obtenir, comme le Mende des subventions financières fédérales.
En Somalie, la chute du président Barre a été suivie du démantèlement de l’armée nationale et des forces de sécurité. Dès lors, la tribu et le clan sont devenus les seuls critères pour s’assurer sécurité, protection et revenus. Mais plus la crise a perduré et plus elle s’est transformée en une sorte de projet économique pour les somaliens. Les importateurs et exportateurs ont trouvé dans la faillite de leur pays et l’extrémisme violent, des opportunités financières. La piraterie en est l’un des multiples avatars les plus médiatisé. Le statu quo convenant à bon nombre de somaliens et à leurs partenaires extérieurs, le règlement définitif de la crise n’est plus une priorité.
Le cas somalien doit interpeller Maliens et Nigérians : plus une crise dure et s’enracine et plus elle génère des forces qui la nourrissent et poussent à sa perpétuation. A cet égard, la crise du Sahel est des plus inquiétantes dans la mesure où bon nombre de maliens pensent, comme toute victime de ce genre de situation, que le règlement de leur problème incombe à d’autres!
Communauté internationale et extrémisme violent
Au-delà d’autres motivations, l’aide au développement est avant tout une politique de prévention des conflits. A cet égard, elle a réussi dans plusieurs domaines : santé, éducation et expansion des libertés surtout depuis la fin de la guerre froide. Cependant, l’aide ne peut prévenir ou empêcher l’éclatement de guerres civiles et l’effondrement d’un état – Libéria, Sierra Leone, Centre-Afrique – si les élites nationales ne se montrent pas responsables.
Les changements profonds dans les relations inter étatiques, au lendemain de la guerre froide, n’ont pas apporté la stabilité et la prospérité attendues. D’abord le volume de l’aide publique au développement n’a cessé de baisser. Ensuite, les canaux de sa redistribution ont augmenté en nombre et fatalement en priorités. Cette dispersion ou fragmentation de l’aide nuit à son efficacité.
La part la plus significative de l’aide va de plus en plus vers des projets liés à l’assistance humanitaire, les questions d’environnement, la promotion du genre, etc. Cette évolution est significative dans la mesure où elle démontre, d’une certaine façon, que globalement, l’aide n’a pas assuré la stabilité ou le développement économique. En effet les crises humanitaires sont le résultat des crises politiques. Depuis quelque temps, la Banque africaine de développement accorde la priorité aux quatre points suivants : infrastructures physiques ; intégration régionale ; promotion du secteur privé et gouvernance responsable.
Pour confronter l’extrémisme violent, il est essentiel de tenir compte des causes premières de ce phénomène. Plus particulièrement il est important de financer les politiques qui aident à mettre fin à la marginalisation de certains groupes sociaux, ethniques, géographiques ou religieux. L’exclusion et autres mépris ne sont plus tolérables pour les populations.
Les organisations chargées de l’exécution de l’aide s’étant multipliées en nombre, la question posée est comment minimiser les chevauchements et duplications dans la mise en œuvre des programmes ? Un minimum de coordination, ou au moins d’harmonisation, des actions sur le terrain renforcera l’efficacité des résultats. Difficile au niveau national, la coordination devient une tache herculéenne au niveau international. Chaque organisation ou département voulant exécuter son projet, la coordination se limite souvent à des rencontres d’échanges de points de vues!
La coopération peut revenir aux bonnes vieilles recettes ayant fait leurs preuves : le développement des infrastructures physiques qui offrent des emplois, désenclavent les régions et les communautés et assure l’intégration nationale et régionale. Des projets de développement sur plusieurs pays, de préférence frontaliers, apportent les meilleures réponses. Ayant des acquis à protéger et devenant plus intégrées dans la nation, les populations frontalières auront des intérêts réels dans leur pays et dans sa stabilité. Des activités communes aux frontières – santé, éducation, foires régionales hebdomadaires, activités sportives, etc, et des facilités de change et transferts de monnaies plus souples confortent la paix dans et entre états voisins. Les systèmes actuels de gestion des relations frontalières sont d’une violence morale, financière et physique inouïes contre les populations et des charges exorbitantes à l’encontre des échanges inter états.
Dans le contexte actuel du Sahel, les services de sécurité au sens large du terme – armée, gendarmerie, police, douanes et contrôle des changes – méritent attention et soutien. Il est cependant important que ces services nationaux continuent de se réformer en se professionnalisant davantage et en s’ouvrant toujours plus aux sociétés civiles.
Dans un Sahel bouleversé par les effets climatiques, en pleine mutations démographiques, sociales et politiques, exposé à de nouvelles et fortes aspirations populaires, l’extrémisme violent ne peut que se développer voire s’enraciner. Les situations en Somalie et en Afghanistan rappellent les risques liés l’enracinement des problèmes non résolus et à l’extrémisme violent quand il devient banalisé. La violence endémique du Nigéria et les risques d’enlisement au Mali peuvent pas laisser indifférents de nombreux jeunes sahéliens.
Les efforts conjoints des pays de la région – ceux de la CEDEAO et du Maghreb – peuvent contenir efficacement, voire marginaliser, les risques et menaces liés à l’extrémisme violent. Leur déficit de coopération dans ce domaine encourage les extrémismes violents et invite les pays hors région d’Europe et d’Amérique à être plus souvent sur le terrain dans le Sahel.
Prochaines étapes
L’aide publique au développement est d’abord une politique de prévention des conflits. Elle doit par conséquent continuer sans cesse de s’adapter aux conditions des pays où elle est allouée et à l’environnement international.
La toute première priorité au Sahel est aujourd’hui l’appui à la résolution de la crise malienne. Après les longs conflits meurtriers du Libéria, du Sierra Leone et de la Cote d’Ivoire, la région sahélienne demeure encore fragile et a besoin d’une période de paix et de reconstruction. A cet égard, la résolution de la crise malienne demande une coopération forte entre les états du Maghreb et ceux de la CEDEAO. Elle a également besoin du soutien de la CEN SAD revitalisée.
Au vu de la fluidité des extrémismes violents et de la proximité du Sahel avec la méditerranée, la coopération avec l’Europe méditerranéenne et son expertise restent indispensables.
Ahmedou Ould – Abdallah
President, www.Centre4s.org
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Basé à Nouakchott, le Centre 4S a une vocation régionale puisqu’il couvre une bande allant de la Mauritanie en passant par la Guinée, au sud, et jusqu’au Tchad et au Soudan, à l’est, après avoir longé l’Atlantique et traversé la savane. Ses centres d’études sont la défense et la sécurité de la bande sahélo saharienne, la violence armée et le terrorisme, les rivalités pour le pétrole, le gaz et l’uranium, les migrations irrégulières dans et hors de l’Afrique, la contrebande de cigarettes, la drogue et les trafics humains, etc., l’environnement et les énergies renouvelables. Sa vocation est d’aider la région et ses partenaires internationaux – publics et privés, aussi bien que ceux de la société civile, les universités, les Forums et autres groupes – à davantage collaborer pour assurer la sécurité et la prospérité de la bande sahélo sahélienne.