Golfe de Guinée : future terre de jihad islamiste? Enjeux et perspectives.

Depuis près d’un quart de siècle, la bande sahélo-saharienne de l’Afrique de l’Ouest fait face à une menace terroriste sans précédent. De vétérans du jihad version Ben Laden, la terreur islamiste  s’est métaphorisée, s’est « endogéinisée », en se servant des contradictions sociétales et politiques pour séduire une jeunesse mal formée,  ethnicisée,  déboussolée.  La vague d’attentats intervenus en Côte d’Ivoire, à Ouagadougou et à Bamako courant 2016 et la transformation rapide de la quasi-totalité du territoire burkinabè en zone d’opérations militaires attestent l’acheminement de l’espace ouest africain vers la coagulation d’entités terroristes, même si, pour l’heure,  la zone de conflictualité demeure le Sahel.

Visiblement, les groupes terroristes multiplient des stratagèmes et des diversions pour absorber d’autres territoires. L’aiguille de la terreur glisse insidieusement vers les États côtiers qui constituent, à divers points, un espace stratégique. De façon générale, rien ne singularise les ressorts du jihadisme des territoires de l’actuelle belligérance asymétrique à ceux de la rive de l’océan atlantique. Ils sont presque confrontés aux problématiques de gouvernance structurelle, d’identité nationale : l’ethnicisme, le régionalisme, pis, des laboratoires, depuis plusieurs décennies, du totalitarisme religieux, incarné par le wahhabo-salafisme, exogène au continent.

Cependant, l’antiterrorisme de ces États tend à éluder le corpus idéologique ; l’élément cognitif de structuration des groupes terroristes et façonne irréversiblement l’univers mental du candidat au jihad.

Cette note s’appuie sur des faits factuels, des recherches de terrain dans plusieurs États de la région et des entretiens avec des responsables politiques et sécuritaires. Son objectif est multiple. D’abord, elle vise à susciter le débat, d’alerter sur la vision stratégique des groupes islamistes procédant de la théorisation de la notion de territorialité. Ensuite, aborder les enjeux de la lutte contre l’hydre islamiste dans le Golfe de Guinée. Après les avoir cernés, nous formulons des orientations pour donner plus de vigueur et de cohérence à  la lutte.

 De la sous-estimation de la menace à sa militarisation.

De nombreux États abordent le terrorisme sous le prisme de la criminalité. Incontestablement, ceci circonstancie, amplifie et renforce la logique de posture opérationnelle. De plus, certaines expertises résument les motivations d’engagement ou d’adhésion à la radicalité au causalisme primaire, la matrice victimaire, le nihilisme… Les acteurs de la lutte contre le terrorisme, soit par méconnaissance, soit par crainte de stigmatisation ou par négligence ont commencé à consommer sans modération ces éléments qui, certes, peuvent intervenir dans le parcours de vie de certains individus ayant basculé dans l’extrémisme mais, s’avèrent bien insuffisants pour expliquer la réalité de la terreur sacralisée, au regard de l’enjeu et de la puissance qui façonnent l’univers mental de l’individu. Or, dans de nombreux États de la région, l’approche antiterroriste se militarise de plus en plus avec la cession de l’appareil de sécurité intérieure au militaire (Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Mali), trahissant ainsi les efforts de construction d’outils et de mécanismes de la prophylaxie, gage d’une meilleure lutte.

 À divers points de vue, la barrière entre le monde de la criminalité ou de la délinquance et celui de l’islamisme est bel et bien tombée avec des travaux de certains archétypes théoriciens de l’islam politique et du jihad offensif moderne : Ibn Tamya, Abou Mossab Al-Suri, Sayyi Qubt… Le terrorisme islamiste, portant un projet de domination universelle s’enracine dans une ideologie particulière qui sublime l’acte pour le justifier au nom d’un bien supérieur qui s’est lui-même défini (Béatrice Brugere : 2018). Pour cela, il s’inspire de la théorie de clandestinité de Ayman Al Zawahiri pour bâtir une stratégie et une attitude capacitaire à s’affranchir des réseaux classiques pour disséminer, non seulement une ideologie, mais également un prêt-à-penser et à agir d’une efficacité redoutable.  

Les enjeux géopolitiques et structurels de la lutte contre le terrorisme dans les États côtiers.

 L’islamisme radical, après avoir été renforcé dans plusieurs États, par la mendicité des composantes sociales extra-étatiques, se développe et réaffirme de plus en plus son hégémonie sur des terrains, objets de conflictualité à différents relents. Manifestement, les conflits actuels, dans plusieurs États ouest africains, s’imbriquent avec un enjeu tribal de contrôle de ressources et de conquête des espaces religieux. L’essor de la religiosité sectaire intervient, généralement, dans un contexte de fragmentation symbolique,  résultant de l’échec de la démocratie et de la pusillanime ou du moins velléitaire de l’administration civile et sécuritaire devant le poids de prévarication. Le déferlement continuel de conflits, jusqu’à l’heure actuelle mal maitrisé, prend en charge les liens sociaux. Les entrepreneurs de violences recomposent autour d’eux solidarités ethniques, tribales, claniques, familiales et religieuses dans leurs compétitions généralement extra-institutionnelles (Badié : 2016)  qui ont créé de facto des sociétés « guerrières » et « milicianisées ».

Loin d’être le résultat d’une compétition interétatique, ceci dérive d’un échec des États, de leur faiblesse, de leur hésitation à faire face à la décomposition sociale déférée, a priori, derrière des urgences de défense nationale, des déformations économicistes et de calculs politiques.

Face à cette faillite symbolique du politique, se révèle, dans l’espace du Golfe, des sociétés anomiques souffrant des antagonismes. Ceux-ci s’exposent au scepticisme, vecteur d’une désappropriation de la dimension étatique au profit d’un communautarisme assumé, prêt à exécuter mécaniquement les injonctions des derviches d’un enseignement simplifié, rétrécissant la réalité vécue, en une conjonction catastrophique de causes. Dans cet espace où s’éteignit l’activité des figures tutélaires du jihad offensif, majoritairement peul (Ousmane Da Fodio), les courants contestataires n’ont pas eu besoin d’un terreau d’analphabétisme pour s’installer dans  la houaiche d’une observance quiétiste du rite. Des élites arabophones africaines issues des universités des monarchies du Golfe ont réuni autour d’eux des doctrines politiques et humanitaires : panislamisme, philanthropisme pour non seulement rectifier le malékite, mais également les ériger en mode de gouvernance alternative aux carences structurelles des États pour irriguer le corps social.    

Même si, par des raccourcis, l’on tend à extirper ou à déférer le corpus idéologique dans le jihadisme mais, tous les travaux sérieux reconnaissent l’activisme doctrinal de cette cohorte de figures actuelles du jihadisme ouest africain : Iyad Ag Ghaly, Amadou Koufa et Malan Ibrahim Dicko, alors, défenseurs du totalitarisme religieux des pretro-dollars. A bien des égards, la situation qui prévaut au Sahel n’est pas apparue ex-nihilo. Elle a été précédée d’une intrusion insidieuse des idéologies extrémistes de la part d’associations ou de volontaires de la réislamisation d’origine pakistanaise, égyptienne, mauritanienne, saoudienne, indienne, malaisienne, etc. ; l’antichambre civil du jihadisme moderne. 

Matériellement, la situation dans le Golfe de Guinée ne présente pas de différence avec le modus operandi observé au Sahel antérieur à la présence massive des groupes terroristes. A l’heure actuelle, aucun Etat du Golfe de Guinée n’échappe à la montée insidieuse de l’activisme différencié des acteurs de la coercition confessionnelle. Ces derniers posent graduellement des jalons d’une contestation future qui se manifestent par des attaques verbales contre l’autorité politique sous couvert de religiosité (Diarra :2018) et se finance dans cette économie informelle qui alimente et banalise la corruption des services publics- perverti les efforts de transparence- de démocratisation par le renforcement des logiques communautaristes.

Ces interpellations recourent aux mêmes ingrédients tels que « la corruption des élites », « la mécréance de l’Etat », la « faillite des gouvernants  appliquant le programme de l’Occident ».  Sur les réseaux sociaux, en particulier Facebook et les messageries instantanées, ce sont autant de théories conspirationnistes qui fleurissent et se propagent dans les foyers. L’on y trouve l’attirail mental de tous les apprentis jihadistes : les illuminatis, les sionistes, les francs-maçons et les juifs mènent le monde à sa ruine, exploitent les faibles pour piller leurs ressources, expérimentent des virus mortels sur les peuples du tiers-monde ; aussi mènent-ils la guerre de Satan contre l’unicité de Dieu. Dans ce délire aux ramifications infinies, le sentiment anti-blanc et la contestation de l’ordre international croisent des variantes : l’émancipation des femmes,  la limitation des naissances. Actuellement, dans la sous-région, l’on assiste, de plus en plus à l’évolution de discours sectaires et à la mixité des itinéraires de nouveaux acteurs pouvant créer sur le long et court terme de relais sociologiques du jihad, de viviers de diffusion et de recrutement. Dans la région de Labé en Guinée Conakry, l’intolérance confessionnelle du groupe wahhabite bouleverse les équilibres sociaux (Christophe Chatelot : 2017).

 Du point de vue opératif, plusieurs États enregistrent des ressortissants sur des théâtres d’opération jihadiste (Cote d’Ivoire, Sénégal, Ghana, Bénin). Certains d’entre eux vantent leur héroïsme dans des vidéos diffusées sur des plates-formes pour convaincre ou appeler d’autres compatriotes à rejoindre les groupes armés terroristes.  

L’hésitation à nommer le mal et manque de vision commune.

Face à l’hésitation des Africains à nommer le mal, le péril jihadiste se métastase, se métamorphose par un schéma cyclique. La menace islamiste n’est pas une affaire de groupes ou d’organisation, c’est surtout une affaire de cycles qui se succèdent. Les luttes intestines s’effacent, les leaders se succèdent les uns aux autres, les modes opératoires évoluent, mais une chose demeure : imposer les logiques islamistes (Sifaoui : 2018 a). Ces dernières années, en Afrique de l’Ouest, les groupes terroristes se sont solidement structurés, surtout dans le sillage du printemps arabe et de la déconfiture militaire de l’Organisation de l’Etat islamique au Moyen Orient. Pour l’heure, les principales organisations terroristes dans l’espace CEDEAO demeurent Boko Haram et ses schismes, groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Gsim) coalition terroriste créée en mars 2017, proche d’Al-Qaida et l’Etat islamique au grand Sahara (Egs). La mutabilité de leurs modes opératoires (cadavres piégés), la mutualisation et la coordination de leurs actions complexifient davantage les stratégies tactico-opératives des institutions militaires des États de champ dont la capacité se dilue, au-delà des enjeux structurels, dans une vision complotiste au détriment d’analyses objectives, cohérentes et constructives.

L’approche conspirationniste de certains responsables militaires, politiques et membres de la société civile complique l’équation de la posture antiterroriste des forces partenaires (France). En effet, la présence dans de ces dernières, dans la durée, amplifie graduellement le sentiment anti-français, développé dans l’axe du colonialisme et de l’impérialisme. Leur retrait précoce, entrainera inéluctablement toute la sous-région dans une spirale de violence terroriste car, à l’heure actuelle, les États de la région ne semblent pas être à mesure d’assurer leur sécurité. Le G5-Sahel, étant une réponse sahélienne, structurée et institutionnalisée pourrait en être l’alternative. Mais, ostensiblement, l’organisation, au-delà de la problématique financière ambiante, manque d’approche holistique, née des divergences historiques, amplifiées par des suspicions de convergence doctrinale avec des groupes terroristes par l’application de programmes sociaux et juridiques des islamistes ; l’aménagement d’une législation répressive contre l’apostasie, le refus de prier,  l’injure contre le prophète, contre Dieu et ses anges…

A ces dilemmes, l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme (Ailct) basée a Abidjan se présente comme une alternative crédible. Mais, combien de temps pourra-t-elle former des chefs militaires capables  d’influer sur l’orientation stratégique, tactique et opérationnelle de  l’appareil militaire de leurs États  respectifs ? 

Orientations et perspectives

La « transnationalité » des acteurs religieux, l’immigration sahélienne qui s’accentue et la promesse de prospérité individuelle par l’adhésion à l’internationale salafiste, servent et accélèrent l’implantation, dans les zones forestières, d’un mouvement de négation de la diversité confessionnelle du pays, de ses institutions et de son modèle de tolérance. Loin d’être une chimère ou un complot contre le continent, le terrorisme islamiste est une réalité. Ainsi, l’heure est arrivée pour les États africains de réévaluer en profondeur leurs mécanismes et stratégies de lutte contre le phénomène. La nature du danger requiert une expertise pluridisciplinaire, pas forcément de l’ordre de la sécurité opérationnelle. Mais, elle doit prendre en compte les aspects géopolitiques, le rapport à l’économie et à l’espace de même que la mécanique d’insémination performante de cette propagande, sur le substrat local de la misère, notamment la surnatalité, le chômage, etc.. 

Les postures martiales ou opérationnelles ont peu de prise sur la puissance et la passion qui façonnent l’univers de sens chez l’extrémiste religieux. La nécessité d’objectiver l’intelligence du processus de radicalisation et son rapport à une réalité sensible découle d’un impératif de construire des concepts et des outils de riposte, en phase avec l’extension rapide du champ de l’étude.    

Dans la plupart des pays, les acteurs et les professionnels de la sécurité ont été formés à la méthode opérationnelle. En l’espèce, la montée de l’idéologie sectaire semble méconnue des autorités sécuritaires, notamment de leur démembrement à l’intérieur du pays. En effet, celles-ci se sont habituées à bâtir leurs calculs devant l’adversité, sur des attitudes et comportements de réaction. Ce genre d’alerte s’avère insuffisant face à des auteurs structurés et déterminés qui inscrivent parfois leurs actions dans une temporalité dormante.

L’adhésion à l’identité radicale résulte du devoir d’obéissance à Dieu. Elle constitue le nœud d’une divergence mortifère qui n’est pas forcément liée à la transgression d’une loi. Le procédé de police et de justice qui consiste à ne traiter que l’individu en phase de passage à l’acte – imminent ou accompliinterdit de cerner efficacement le spectre élargi de la dépersonnalisation. Par conséquent, toute doctrine de prévention doit s’appuyer sur une base de données réactualisée sans répit, pour dégager, remettre en question, performer et restructurer.

 La situation sur la totalité du territoire ouest africain demande une vision holistique, qui transcende et annihile les pudeurs, les susceptibilités et les préférences subjectives, au profit d’une pleine conscience du risque encouru. Il serait d’ailleurs plus juste d’évoquer désormais, au-delà de la menace terroriste, plus largement la menace islamiste. Ce changement de paradigme est fondamental si l’on veut comprendre la nature des enjeux de façon globale, c’est à dire y compris d’un point de vue idéologique et non pas à travers un simple fait criminel. Le terrorisme donne ainsi la possibilité aux États de se restructurer, de redéfinir leurs propres espaces.     

 

Lassina DIARRA, chercheur-spécialiste de l’islamisme et du terrorisme en Afrique de l’Ouest au (Centre 4s).