Ahmedou Ould Abdellah: «…Si on n’y fait pas attention, un pays peut se diviser à l’infini…»

 

Ahmedou Ould Abdallah est certainement le mauritanien le plus connu à l’étranger, et l’une des personnalités les plus respectées à l’intérieur du pays.

Il fut ministre, ambassadeur, avant d’être fonctionnaire international à l’Organisation des Nations Unies où il a été jusqu’à secrétaire général adjoint, le grade le plus élevé pour les fonctionnaires onusiens.

Depuis quelque temps, il a décidé de prendre volontairement sa retraite et s’est installé dans le pays. Son emploi de temps est toujours chargé, même s’il entend consacrer le plus clair de son temps à son centre qu’il vient de mettre en place: Le Centre pour la stratégie et la sécurité dans la bande sahélo-saharienne (C4S). Entretien à bâtons rompus avec un des pères fondateurs de la Mauritanie, maître de la nuance.

Ahmedou Ould Abdellah, à l’Onu
Actualité oblige, on commence par la crise libyenne. Selon vous, quelles conséquences pourrait être avoir sur notre pays?

La crise libyenne a des conséquences directes et indirectes considérables sur la Mauritanie et les pays du Sahel. Parmi les difficultés immédiates l’on peut citer le retour forcé des Mauritaniens établis en Libye et leur besoin d’assistance et d’activités génératrices de revenus. Cela n’est pas évident par les temps qui courent.
Il y a aussi l’avenir des intérêts libyens investis dans notre pays, exploitations minières et système bancaire en particulier.
Par ailleurs, le sort des armes provenant des stocks libyens pillés, celui des divers trafics en cette période d’incertitude sécuritaire ne peuvent rassurer les services de l’état.
Enfin, la compétition régionale pour combler le vide diplomatique provoqué par la fin du régime de Kadhafi, va-t-elle s’intensifier et quel en sera l’impact sur notre pays?
A côté de ces risques,il existe cependant des points positifs: la fin de l’opposition publique de Tripoli à la démocratisation de notre pays et, sur un autre plan, les dossiers libyens, politiques et financiers concernant notre pays, sans doute disponibles, seront-ils rendus publics?

Votre centre vient d’organiser une journée de sensibilisation sur l’impact de cette crise sur la région. Avez-vous eu un écho officiel des gouvernements des pays de la région ?

Le but de cette journée de sensibilisation était d’envoyer un message aux responsables de la région – y compris ceux de la société civile- et à nos partenaires extérieurs quant au sérieux des menaces qui pèsent sur le Sahel Sahara. La crise libyenne ne peut qu’exacerber les situations préexistantes: trafics divers de cigarettes, drogues, armes, migrants. Par ailleurs, le retour de combattants aguerris et bien armés dans leur pays d’origine, avec peu ou pas de perspective de travail, ne rassure guère. Et ceci d’autant plus que la plupart des pays vivent déjà des tensions ouvertes ou latentes liées à leur gouvernance, au chômage des jeunes, à l’urbanisation rapide, le tout dans un contexte où des mouvements armés opèrent depuis plusieurs années.
Les conclusions de la réunion ont été bien accueillies dans et au-delà de la région. Plus précisément, il a bien été tenu compte de l’importance pour les pays d’avoir des fronts intérieurs unis, de s’assurer de la bonne transparence dans les rapports entre les institutions publiques et les circuits commerciaux transfrontaliers, d’aider les pays les plus directement exposés aux conséquences immédiates de la crise libyenne, et d’assister vigoureusement l’économie ivoirienne afin qu’elle serve à nouveau de moteur pour la relance de celles des pays du Sahel.
Naturellement, la cohésion du nouveau régime de Tripoli et la réconciliation entre libyens, y compris les fidèles de Kadhafi, sont essentielles à la paix en Libye elle-même et à tout le Sahel. Enfin, l’établissement d’un réseau de journalistes, consacré à la communication, aidera à sensibiliser les populations aux risques et menaces dont leur région est l’objet.

Où se trouve le siège officiel du C4S?

L’idée d’établir un Centre d’études stratégiques est une suite logique de ma longue expérience d’observation et de gestion des conflits internes. L’importance de la dimension régionale et internationale de la plupart de ces conflits est fréquemment sous-estimée voire ignorée. Ainsi, un simple abcès de fixation se transforme-t-il rapidement en une guerre sans fin s’il n’est pas traité efficacement dès ses débuts. Les compétitions régionales, les interférences internationales et les intérêts monétaires occultes finissent par le nourrir et l’entretenir pour en faire une guerre de vaste envergure (Afghanistan, Colombie, Somalie, ex -Yougoslavie, Soudan…).
Les élites nationales, divisées, portent souvent une lourde responsabilité dans le malheur de leurs pays. Je suis convaincu que nous devons éviter cela au Sahel en trouvant rapidement une solution au terrorisme, aux trafics et à la corruption, des phénomènes du reste souvent liés. «Le Sahel ne doit pas devenir un nouveau sujet de préoccupation ou être perçu comme une source additionnelle d’instabilité pour la communauté internationale » est le leitmotiv.
Le Centre couvre donc l’espace sahélo-saharien qui s’étend du Sénégal au Soudan avec une attention particulière pour la zone comprise entre l’Algérie, le Mali, la Mauritanie et le Niger. Sur le site du Centre (www.centre4s.org), il est fait mention des pays intéressés ou concernés qui vont du Bénin à la Tunisie en passant par la Côte d’Ivoire et le Maroc. Son siège se trouve à Nouakchott. Je suis heureux d’avoir personnellement présenté la nature et les objectifs du Centre à la plupart des hauts responsables nationaux, y compris des leaders des partis politiques. Le programme du Centre est déjà chargé pour les mois à venir.

Par rapport à un autre sujet brûlant de l’actualité nationale, comment voyez-vous le recensement administratif en cours et qui provoque beaucoup de bruit dans la communauté négro-africaine?

D’abord, il faut être clair. Procéder à un recensement national est tout à fait normal et même obligatoire. Certains pays le font tous les 10 ans. Un recensement aide les responsables nationaux à préparer les grandes lignes de la politique nationale actuelle et future, à partir d’informations chiffrées relatives à sa démographie – pyramide des âges, migrations internes, urbanisation, scolarisation, santé, emploi, retraite, etc.
Etant donné notre peu d’expérience administrative en ce domaine (des administrateurs expérimentés sont soit à la retraite soit non utilisés) et la disparition des archives d’état civil, nous aurions pu demander de bénéficier d’expertises nationales et internationales. Ce qui donc est grave en la matière, ce n’est pas le recensement en soi, mais la perception qu’il est dirigé contre une communauté.
Dans les cas d’espèce, la perception est souvent plus importante que la réalité. En d’autres termes, sur ce sujet comme dans d’autres, les responsables doivent expliquer et informer les populations avant la mise en œuvre de leurs politiques. Une campagne d’ information, l’établissement d’un comité de sages et l’appui technique d’experts auraient permis d’éviter tout ce gâchis, y compris la perte d’une vie humaine, les destructions matérielles et la publicité négative qui l’accompagne.
ةvidemment, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Ce n’est pas nous rendre service à nous-même et notre pays, que de penser que les événements de 1989 n’ont pas été traumatisants pour tous. Nous avons un pays ouvert sur la mer et sur le reste du continent, plein de promesses et des populations entreprenantes, généreuses et endurantes.
Bâtir sur ces atouts est plus sûr que de chercher un héroïsme d’un autre âge et fondé sur les divisions. Si on n’y fait pas attention, un pays peut se diviser à l’infini: en riches et pauvres, en régions, en ethnies, en confréries, etc. Face à la méfiance, à la peur et aux égoïsmes des hommes, l’unicité religieuse ne suffit pas à elle seule pour maintenir la cohésion nationale. Les Somaliens sont tous musulmans, parlent et écrivent la même langue. La religion n’a pas empêché ou arrêté une guerre atroce qui y perdure depuis deux décennies et largement du fait des leaders. S’agit-il uniquement d’ingérence extérieure? Aucune interférence étrangère ne peut réussir dans un pays où les élites assument leurs responsabilités avec courage et dans la tolérance. De plus, 50 ans après, continuer à blâmer le colonialisme pour nos difficultés actuelles a peu d’effets.

Vous êtes membre fondateur de Transparency International. Comment vous réagissez à la perspective de vente du siège du consulat de Mauritanie en France?

Les relations diplomatiques sont établies sur le long terme et donc l’adresse d’une ambassade ou d’un consulat ne peut nomadiser au gré des ambassadeurs et gouvernements successifs. L’immobilier mauritanien à Paris (résidence, chancellerie, consulat) a été cédé à la Mauritanie par la France dans le cadre de la succession d’ةtats.
Aujourd’hui, si la rumeur relativement ancienne, concernant la vente du Consulat à Paris se confirme, tous les Mauritaniens seraient interpellés. D’abord, ce genre de vente de biens immobiliers situés dans des quartiers historiques et prestigieux, ne peut devenir une politique gouvernementale.
Ensuite, le bien éventuellement acquis en échange de ces ventes, pourra-t-il avoir la valeur commerciale, et le prestige de la propriété historique vendue?
Mais et surtout, la propriété bâtie de l’état ne peut faire l’objet d’une opération immobilière comme s’il s’agissait d’un simple bien privé ou d’un contrat d’exploitation de gaz.
La loi édicte des obligations en la matière dont: une décision favorable prise en Conseil de Ministres. L’opération doit être nécessaire, aucun fonds public ne doit être disponible pour la transaction qui doit s’effectuer dans la transparence. Si ces conditions ne sont pas remplies, ou si elles étaient purement formelles, les mauritaniens seraient en droit de faire appel à des conseils juridiques des barreaux de Paris et de Nouakchott pour la défense des intérêts du pays. Dans ce contexte il faudra continuer à surveiller la situation des chancelleries et résidences dans les grandes capitales.

 

Propos recueillis par Moussa Ould Hamed

Journal Biladi
14/10/2011 15:25:09

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