Interview Kassataya de Mr Ahmedou Ould. Abdallah‏ Président du Centre 4s

 

 

Abdoulaye Diagana : Dimanche  9 septembre 2012 à Diabali au Mali 16 prédicateurs sont tués dans ce qui se présente comme une bavure de l’armée malienne, quelle lecture faites-vous de cet incident ?

Ahmedou Ould Abdallah : D’abord deux observations : il faut regretter la mort de toute personne et en particulier de gens innocents et présenter les condoléances à leurs familles. Il faut condamner la bavure, parce qu’elle se présente comme telle et à cet égard, je suis content que les autorités mauritaniennes, je pense le président, ont décidé de considérer l’incident comme une bavure ; évidemment une enquête doit s’effectuer pour situer les faits et  les responsabilités. Mais, cet incident en lui-même, bien qu’il y ait eu mort et mort atroce d’hommes, n’est qu’un aspect de ce que peut être la situation dans l’ensemble du sahel sahara si nous n’arrivons pas à mettre fin à l’instabilité qui concerne la région et dont le Mali, malgré tout ce qu’on en dit, n’est  que l’épicentre

A. D. : Nous y reviendrons M. Ould Abdallah. Tout en regrettant l’acte, le ministre malien des affaires étrangères le qualifie de conjoncturel, il a été rejoint par le président mauritanien qui l’impute aussi à la situation de crise que traverse le Mali, l’incident était-il prévisible ? Pouvait-il être évité ? Autrement dit, le moment était-il bien choisi pour effectuer un tel déplacement ?

AOA : Les gens qui ont fait le déplacement, je pense, l’ont vraisemblablement fait de bonne foi. Ils ne pouvaient pas imaginer que la situation sécuritaire s’est détériorée à un tel point. Ce qu’ils ne savent pas, et que beaucoup de gens des populations frontalières ne savent pas, c’est qu’il y a un engrenage. Dès qu’elle s’effectue dans un environnement, la violence appelle la violence et elle couvre tous les domaines. Par exemple cet incident a été suivi d’un mouvement de panique dans les camps de réfugiés mais aussi chez les nomades de la région qui ont tous pensé qu’il y aurait représailles, contre-représailles et beaucoup ont traversé la frontière. Donc il faut toujours aller au-delà de l’événement et situer le tout son le contexte…

A.D. : Les mouvements terroristes ont d’ailleurs considéré cet acte comme une déclaration de guerre et ont appelé à la vengeance, donc ces inquiétudes dans les camps de réfugiés et chez les populations nomades était quelque part justifiées, non ?

AOA : Oui les réfugiés, on les comprend parfaitement. Ils vivent dans l’inquiétude depuis plusieurs mois et s’ils entendent les communiqués des mouvements qui contrôlent le nord du Mali, mais ces mouvements ont intérêt à maintenir la tension, pour plusieurs raisons. D’abord pour légitimer leur présence ; ensuite pour facilités de recrutement, enfin pour justifier les violences contre les populations ou ce qu’ils considèrent comme l’autorité, les corrompus ainsi de suite.

A.D. : Quelles implications cette bavure peut-elle avoir sur les relations entre le Mali et la Mauritanie déjà bien mal en point ?

AOA : Les relations n’étaient pas bonnes depuis plusieurs mois. Mais, je pense que la façon dont a réagi laMauritanie peut laisser penser qu’il y aura du recul et un sang froid, parce qu’il y a une chose très importante : le Mali et la Mauritanie sont voisins ; aucun des deux ne peut déménager. Donc ils sont condamnés à vivre ensemble. Avec un individu qui ne vous plait pas, vous vendez votre appartement ou votre maison et vous déménagez. Un pays ne peut pas déménager. Donc nous sommes condamnés à être voisins pour longtemps et nous devons gérer nos relations humaines, économiques ou autres de façon raisonnable ; et pour le moment, je pense que le Mali a très bien fait d’envoyer son ministre [des affaires étrangères] présenter les excuses ou les condoléances et c’est très bien que les autorités mauritaniennes aient considéré cet événement comme grave mais après comme une bavure comme il n’en arrive dans des contextes de ce genre.

A.D. : Nouakchott accueille depuis plusieurs mois, vous venez de l’évoquer en creux, plusieurs responsables  du MNLA, la rébellion Touareg, Ould Abdel Aziz qualifie d’ailleurs leurs revendications de légitimes [il y a eu énormément de revendications qui sont parfois acceptables, parce que ce sont des revendications de populations, des revendications identitaires 9’00 à 9’15], la Mauritanie est-elle une actrice de la tragédie qui se joue actuellement au Mali ?

AOA : Je n’ai pas tous les éléments qui me permettent de porter un jugement sur les relations entre le gouvernement [mauritanien] et les mouvements politiques au Mali. Ce que je sais, c’est qu’à un moment donné, les représentants du MNLA, le mouvement touareg…

A.D. : Indépendantiste

AOA : indépendantiste, étaient et sont toujours à Nouakchott. Ce que je sais c’est que la Mauritanie se trouve, de gré ou de force, impliquée dans une crise.  Et comme on le dit toujours, on sait comment une crise commence mais on ne sait pas comment l’arrêter et ses coûts ; et cette bavure [celle du 9 septembre dernier NDLR]  est l’une des conséquences de ces coûts justement. Parce que la tension engendre la tension, la suspicion et la peur.  Et je pense que tout le monde, et d’abord la Mauritanie, a intérêt à gérer au Mali, c’est-à-dire avec calme et sérénité une situation qui n’en est qu’à ses débuts. Et c’est pourquoi, quand j’ai décidé, avec des amis, de créer le Centre [le Centre 4S que dirige M. Ould Abdallah, NDLR], en janvier 2011, après en avoir informé les autorités officielles et les partis politiques, on voyait déjà le danger venir : une combinaison de radicaux plus les tracfics en tous genres, de voitures, d’armes, de cigarettes et surtout de drogue ; ça ne pouvait qu’être explosif comme en Afghanistan et en Somalie ; et on n’en est qu’aux débuts si on n’implique pas tous les Etats pour sa compréhension et sa gestion.

AD : La Mauritanie peut-elle dans ces conditions jouer un rôle, si oui lequel ?

AOA : Je crois qu’il faut dépasser la notion de « jouer un rôle » dans la gestion d’une crise. La Mauritaniepeut contribuer, comme le Niger, comme l’Algérie, comme le Burkina Faso, comme le Sénégal mais aussi comme nos partenaires extérieurs, peuvent jouer un rôle. Tout rôle solo est condamné à l’échec. L’action pour aider à la gestion de la crise du Sahel, qui une fois de plus je le répète n’est pas une crise malienne, c’est une crise de tout le Sahel qui va du Cap-Vert jusqu’à la Mer rouge, cette gestion implique la participation de tous les Etats de la région qui peuvent ou veulent aider ; s’ils veulent rester maitres de leur destin. Sinon ça va impliquer la présence de forces ou de puissances étrangères…

AD : Nous en reparlerons tout à l’heure. Les mois passent et les groupes terroristes prennent racine dans le septentrion malien, l’intégrité territoriale du Mali est-elle irrémédiablement compromise ?

AOA : Je pense d’abord qu’il ne faut pas trop séparer les groupes qui contrôlent le Nord, de leurs soutiens financiers qui sont ceux qui font le commerce de drogue, de cigarettes et autres. On ne peut pas considérer qu’il s’agit seulement de mouvements idéologiques. Il y a un financement. Deuxièmement, pour votre question, nous ne devons pas ignorer que nous opérons, ou ces gens opèrent, et les gouvernements avec eux ainsi que la société civile, dans des espaces fragiles, avec des gouvernements de plus en plus fragilisés, eux et leurs institutions, pour plusieurs raisons : manque de représentativité, corruption endémique et  détachement des opinions publiques en particulier les jeunes qui ne se reconnaissent plus dans les autorités publiques. Et les facilités de communication par Internet, par le téléphone mobile et par les autres moyens de communication rendent la situation extrêmement difficile pour les forces de sécurité et pour les gouvernements. Nous sommes dans une ère nouvelle et comme toujours nous combattons la situation avec des méthodes anciennes qui ne sont pas adaptées. Donc il faut renouveler l’approche de la confrontation en tout cas de la façon dont on veut ramener la paix et la sécurité dans cette région.

AD : L’intégrité territoriale du Mali n’est pas compromise de façon irrémédiable ?

AOA : A mon avis, au stade où nous sommes actuellement, l’intégrité territoriale du Mali n’est pas compromise. Et de toutes les façons si elle l’était, cela menacerait la situation de tous les pays de la région. Donc, chacun des voisins du Mali a intérêt à soutenir ce qui peut ramener la paix au Mali et l’intégrité de son territoire. Ceci étant, le Mali ne peut plus fonctionner comme avant. Il y a un prix à payer pour un retour à la paix.

AD : Et quel est ce prix justement, et comment le Mali devra-t-il fonctionner désormais après ces événements-là ?

AOA : Moi je pense que, dans l’intérêt de tout le monde, à commencer par le Mali, il faut que les Maliens, en particulier ceux de Bamako, commencent par créer un front politique commun. Il faut qu’il y ait une réconciliation entre Maliens de Bamako, entre tous les partis politiques et en particulier, à l’intérieur et entre les différents éléments des forces de sécurité. Je pense qu’il y a des progrès de plus en plus entreBérets verts [partisans du capitaine putschiste Sanogo, NDLR] et Bérets rouges [de la Garde républicaine, fidèles à l’ancien président Amadou Toumani Touré, NDLR] mais il faut aller au-delà, consolider et renforcer.  C’est un front uni à Bamako qui peut, par les gens de Bamako eux-mêmes, avant que leur pays ne soit un point de l’ordre du jour international, qui doivent se retrouver et voir comment, avec leurs amis et leurs voisins, gérer la question du Nord. Et la gérer dans une esprit ouvert. Parce que c’est un problème qui date au moins depuis 1962, 1964. On ne peut plus le gérer comme avant. Mais il faut le gérer…

AD : C’est-à-dire qu’il faut accepter des compromis y compris dans l’organisation territoriale ?

AOA : Non, pour y arriver il faut d’abord renforcer l’unicité du gouvernement à Bamako, institutions publiques, étatiques et de sécurité. Et je pense que le premier ministre et les forces de sécurité ont une certaine légitimité mais je pense qu’il faut qu’ils fassent appel aussi à des anciens chefs d’Etat commeToumani Touré et Moussa Traoré.

AD : Toumani Touré peut redevenir un acteur dans cette crise malienne ?

AOA : Je pense qu’il doit revenir, lui et son prédécesseur le général Moussa Traoré ont un mot à dire pour réconcilier leur pays afin de faire un front solide,  une base solide à Bamako et discuter avec leurs frères du Nord. Cette discussion va porter sur tous les problèmes mais ça permet de gérer la question entre Maliens, par des Maliens.

AD : M. Ould Abdallah, nous en avons parlé tantôt, vous avez été RSSG des Nations Unies en Somalie, quelles similitudes voyez-vous entre ce pays et le Mali aujourd’hui ?

AOA : Personnellement je pense que c’est une très bonne question parce que la nature humaine fait que chaque fois qu’on a un problème, on pense qu’il est unique, que nous sommes les seuls à l’avoir.  Il y a énormément de similitudes entre ce qui se passe au Mali et ce qui se passe en Afghanistan et enSomalie. C’est-à-dire, un mouvement radical, officiellement islamiste mais qui est lié à des tas de pratiques qui sont apparemment discutables, comme par exemple, les commerces divers d’immigrés, d’armes, de cigarettes, de voitures, de drogue -je ne sais pas si les mouvements islamiques du Mali sont mêlés ou non mais il n’y a pas de doute [qu’] en tout cas ils en bénéficient-, les prises d’otages, les paiements [de rançons]. Vous imaginez, quand vous avez cinq cents personnes armées et qui ont plus de 100millions de dollars de rançons, c’est énorme, si vous divisez par tête. Donc, il y a une certaine similitude mais les Maliens ne sont pas encore enfoncés. S’ils se ressaisissent, font une unité au niveau du gouvernement central et tendent la main, les autres doivent les rejoindre. Et c’est là où les voisins, et je dis tous les voisins, non seulement la Mauritanie, le Niger et l’Algérie, mais tous les voisins, comme leNigéria qui est une grande puissance régionale, comme le Burkina, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, leMaroc, tous ces pays peuvent jouer un rôle.

A.D. : Ils peuvent jouer un rôle, vous évoquiez tantôt l’instabilité qui commence à s’installer dans le Sahel-Sahara, la crise du Mali pourrait-elle s’étendre à d’autre pays de ce que appelle le Champs [Algérie, Mali,Mauritanie, Niger] ou en tout cas de la zone, la région est-elle entrain de s’installer dans une instabilité structurelle ? Iriez-vous jusqu’à le dire ou le penser ?

AOA : Oui, je pense que si dans les mois à venir, et malheureusement on n’est pas dans la bonne direction, mais si dans les mois à venir, la crise au Mali n’est pas gérée, l’effet de contagion est irréversible. Et il faut que les Maliens, qui se réclament d’un vieil empire, se ressaisissent et gèrent leur agenda eux-mêmes au lieu d’être un point, comme je l’ai dit tantôt, un point de l’agenda international. Et c’est pour cela d’ailleurs que nous pensons qu’il faut agir vite. Et cette action ne peut-être limitée seulement aux quatre pays que vous citez, l’Algérie, le Mali, la Mauritanie et le Niger. Non, ça concerne tout le Sahara-Sahel, leMaghreb, la côte du Bénin, parce qu’il y a la drogue qui est impliquée et elle vient du golfe du Bénin, de la côte Atlantique. Il faut le faire vite et si nous voulons rester maitres de notre destin, il faut agir sans délais.

Abdoulaye Diagana : Le Think Tank que vous avez créé, le Centre 4S, a organisé les 30 et 31 août 2012 à Tunis un colloque sur la sécurité dans le Sahel-Sahara, qu’est-ce qui explique, selon vous, la situation dans cette région ?

Ahmed Ould Abdallah : Nous pensons que la situation d’instabilité a plusieurs sources. Parmi elles, la mauvaise gestion des Etats ; mauvaise gestion parce que les espaces sont énormes : le Mali, laMauritanie, le Niger, le sud algérien, le Tchad, sont des espaces  très difficiles à administrer. Même si les gouvernements sont légitimes, comment gérer ces espaces ? Deuxièmement, je pense que les autorités ou disons, les services de sécurité en général –  je dis sécurité au sens large du terme : police, douanes,  gendarmerie-, ont, à un moment donné, sous-estimé l’importance des trafics de drogue, en pensant que ce n’est pas destiné à la région et qu’on pouvait fermer les yeux dessus. Or la drogue génère des revenus énormes, supérieurs à tout ce qu’on peut imaginer…

A.D. Et qui peuvent  même concurrencer les budgets [sécurité] de certains Etats…

AOA : Et qui concurrence… Les bakchichs que les barons de la drogue donnent sont supérieurs aux budgets des services de sécurité dans plusieurs de nos pays. Donc, il y a fondamentalement une source d’instabilité dans toute la région. Il faut donc une coopération régionale entre les Etats qui ont les moyens de le faire et entre leurs services ; et entre tous et les Etats de la région. Ce que je crains c’est cette façon ou ce risque de vouloir monopoliser la gestion de la crise du Sahel par trois ou quatre pays…

A.D. Lesquels ?

AOA : L’Algérie, le Mali, la Mauritanie et le Niger.  Cette crise couvre du Cap-Vert jusqu’au Soudan, jusqu’à la Mer rouge. Donc, si nous voulons la gérer au mieux, si nous ne voulons pas qu’elle s’internationalise davantage, il faut s’ouvrir.

A.D. Alors, justement dans les conclusions du colloque que vous avez organisé à Tunis, vous avez demandé une approche inclusive qui associe, je cite, « les pays concernés ou intéressés » par cette situation et le cas de l’Algérie reste un peu énigmatique à ce propos en ce sens que la doctrine algérienne c’est la non intervention de son armée au-delà des frontières nationales mais dans le même temps, ce pays qui se veut une puissance régionale refuse l’intervention des armées occidentales, n’est-ce pas un peu demander le statu quo ?

AOA : Si nous ne voulons pas de troupes occidentales, et il n’y a aucune raison pour qu’il y en ait, mais pour cela – je rappelle aussi que ces troupes occidentales ne veulent même pas venir- mais si elles ne veulent pas venir et surtout si nous ne voulons pas qu’elles viennent, nous devons nous organiser pour éradiquer les causes de la crise et de l’instabilité.

AD : L’Algérie ne veut pas intervenir au-delà de ses frontières, qui va le faire alors ?

AOA : C’est pour ça qu’il faut que l’Algérie intervienne mais aussi il faut qu’on demande l’appui de pays comme le Nigéria. Et ce n’est pas une question d’intervention mais d’approche politique d’abord. Personnellement, je pense qu’avant de penser intervention militaire il faut d’abord penser coopération régionale, entre la CEDEAO et les pays non membres de la CEDEAO. Il ne faut pas oublier que 60% du budget de la CEDEAO est payé par le Nigeria et 20% par le Ghana, soit 80%  du budget par les deux pays, comme on dit, anglophones. On ne peut quand même pas ne pas les associer. Et comment ne pas associer un pays comme le Tchad ?

AD : Qui a notamment une armée aguerrie en termes de gestion de crises ou de guerre dans le Sahara ou dans des zones aussi désertiques que le Mali…

AOA :   … Mais moi je ne reviens même pas à l’utilisation de la force maintenant mais aux pays concernés ou intéressés. Le trafic de drogue, de cigarettes et d’armes traverse le Tchad ; le Tchad est concerné et c’est un pays producteur de pétrole, il a envie de paix et de sécurité. ! Il faut associer le Soudan ! Vouloir quatre pays et exclure les autres ne peut pas, ne peut plus marcher !

AD : Toujours au cours du colloque du centre 4 S, vous avez demandé la traçabilité des moyens mis en œuvre dans le cadre de la lutte contre l’instabilité dans le Sahel-Sahara, est-ce sous entendre que la gestion n’a pas toujours été transparente ?

AOA : Parfaitement. Attendez. Mon expérience et celle de beaucoup de mes collègues qui ont assisté -il y avait quand même trois anciens représentants spéciaux du Secrétaire Général des Nations Unions, des diplomates, des analystes, des militaires- il ne faut pas que ce conflit au Sahel, et en particulier que la crise malienne, soit une source de revenus qui alimente le conflit. La guerre entraine la guerre pour trouver de nouveaux revenus à tel ou tel  groupe, à tel ou tel individu. C’est pour cela que les attributions, les allocations budgétaires internationales mais aussi nationales doivent être suivies pour s’assurer que nous ne finançons pas le statu quo au la perpétuation de la crise. Et c’est la nature humaine malheureusement ; ce n’est pas spécifique au Sahel. On l’a vu en Afghanistan, en Somalie et dans d’autres crises où… Prenez le cas de la Colombie en Amérique Latine, une révolution qui se dit marxiste-léniniste depuis les 1964-1965 et qui continue aujourd’hui. Tout le monde sait que c’est surtout sur la drogue et d’autres commerces que les FARCS…; même si leur idée de base se défendait, on ne comprend pas aujourd’hui en 2012 que ça puisse continuer.

AD. Et pour le cas du Sahel-Sahara, a qui le manque de traçabilité a-t-il bénéficié ? Des rumeurs persistantes évoquent la cas de billets de banque marqués qui se sont retrouvés dans le portefeuille d’une ancienne première dame de la région, ça a bénéficié à qui surtout, ce manque de traçabilité ?

AOA : Le manque de traçabilité est à plusieurs niveaux. Au niveau national, le budget de défense, de sécurité et de lutte contre le terrorisme, peuvent, et c’est légitime, se gonfler quand il y a une menace nationale. On le comprend ! Mais il ne faut pas que ce soit une fin en soi et il faut qu’il y ait une transparence à ce niveau d’abord. Le deuxième cas c’est au niveau de l’aide internationale ; celle-ci, pour la lutte contre l’insécurité, ou d’ailleurs au niveau humanitaire, ne doit pas être une source de revenus qui encourage une perpétuation de la crise.

AD : Il ne faut que certains en fassent une rente, à peu près ?

AOA : Pas à peu près, une vraie rente de situation. Troisièmement, et c’est très grave, on l’a mentionné dans le communiqué de Tunis, c’est le paiement des rançons. C’est devenu un véritable business.

AD : Comment s’accorder sur ce point, comment éviter que des pays comme la Suisse ou l’Espagne refusent de payer ?

AOA : Il y a deux choses : l’Union Africaine, mais surtout les Nations Unies ont pris des résolutions ou des recommandations condamnant le paiement des rançons…

AD : Mais ça c’est le principe

AOA : C’est le principe et c’est la législation internationale. Ceci étant, il est très difficile pour une démocratie, de regarder de l’autre côté quand un citoyen est pris en otage…

AD : Et surtout quand elles sont tributaires des agendas électoraux aussi

AOA :  Oui. Mais il y a quand même des pays qui ne négocient pas…

AD : Officiellement

AOA : Non. Ni officieusement ni officiellement. Le Royaume Uni, l’Australie, le Canada ont une position claire : ne pas négocier. Et j’ai vécu des situations où j’ai vu des britanniques se faire exécuter enSomalie, leur pays n’a jamais accepté de négocier. Ni le Canada. Un britannique d’ailleurs a été exécuté au Mali, ils ne négocient pas. Mais je ne dis pas que c’est la seule solution. Est-ce qu’il faut prendre une assurance ? Il faut laisser… je comprends le souci des familles et celui des démocraties mais la prise d’otages est devenu une vraie économie parallèle dans le Sahel parce que si l’on considère les radicaux qui se battent dans la région, entre 500 et 600 comme le disent les chiffres de nos gouvernements, et que en moins de 5 ans, ils ont plus de 150 millions de dollars, par tête d’habitant ça fait des revenus énormes ; sans parler de drogue, de cigarettes et d’autres activités encore.

AD : Plusieurs sources concordantes évoquent la présence de pays étrangers aux côtés des protagonistes de la crise malienne : le Qatar, l’Arabie Saoudite, le Burkina Faso ou encore la Suisse et la Mauritanie aux côtés du MNLA, ça fait beaucoup d’intervenants, qu’en est-il au juste et comment en sortir ?

AOA : Entre la réalité et la rumeur il y a une très grande différence. Très sincèrement, je ne pense pas que des pays comme la Suisse, l’Arabie Saoudite, la Mauritanie ou le Qatar vont financer la déstabilisation d’un pays ; je suis certain que la Suisse n’entre pas dans ce jeu…

AD : Et si vous deviez dire la même chose sans le costume du diplomate ?

AOA : Très sincèrement, je peux imaginer que le gouvernement mauritanien ait pu avoir des problèmes avec Amadou Toumani Touré, mais je ne vois pas le financement d’un coup d’Etat par exemple pour laSuisse. Moi je peux vous parler de Suisse parce que j’ai vu toutes ces rumeurs disant que la Suissesoutient le MNLA, je ne pense pas que le gouvernement Suisse puisse financer l’éclatement d’un pays ; je ne pense pas que l’Arabie Saoudite le fasse ou la Mauritanie ; à moins qu’il y ait un aveuglement, parce que l’effet de contagion, surtout sur nous Mauritaniens, est immédiat. Si…

AD : Vous ne faites pas dans le politiquement correct là ?

AOA : Absolument pas. Non je ne fais pas du tout…

AD : Mais certaines hypothèses disent que ce serait une façon de sous-traiter la lutte contre le terrorisme islamiste justement dans la sous-région aux groupes rebelles du MNLA, présentés comme plus laïcs on va dire ?

AOA : ça c’était une idée qui était peut-être fondée, [à savoir] que pour se débarrasser du colonelKhaddafi- qui avait de toute façon une rébellion contre lui- des services, des individus ou des gouvernements auraient recommandé aux Touaregs de l’abandonner en contrepartie d’une aide dans leurs pays d’origine ; il y aurait donc eu un marché…Vous abandonnez Khaddafi et on va vous aider dans vos pays d’origine.

AD : Puis on compte sur vous pour lutter contre le terrorisme islamiste dans la sous-région…

AOA : Puis on compte sur vous. Mais, il s’agit de spéculations qui ont l’air logique, surtout la première partie, c’est-à-dire abandonner Khadaffi. Parce que depuis les années…

AD : Ils ont surtout traversé plusieurs pays pour se retrouver au Mali sans avoir été désarmés alors que ceux qui se sont retrouvés au Niger l’ont été…

AOA : Oui, ça c’est l’argument de Amadou Toumani Touré et il a raison sur un point, quand il dit qu’il  n’a pas de frontières communes avec la Libye ; ceux qui sont venus chez ont traversé plusieurs pays avant. Mais ça c’est le passé ; je ne pense pas personnellement que le…

AD : Un passé qui reste terriblement présent…

AOA : Il reste présent mais je pense qu’il peut y avoir eu des erreurs politiques, par exemple, monter des gens contre un régime, en l’occurrence celui d’ATT…

AD : Et la situation vous échappe…

AOA : ça c’est très possible. Mais je pense que le but premier, en tout cas s’il y a une vraie idée, c’était de séparer Khaddafi de ses combattants loyaux. Parce que Khaddafi n’avait plus d’armée depuis 30ans. Il comptait sur les Sahéliens dont les gouvernements ont aussi une lourde responsabilité en laissant leurs nationaux se battre sous des drapeaux étrangers et dans des pays étrangers. Nous payons pour cela aujourd’hui.

Abdoulaye Diagana : Je reviens à une question que nous avons un peu abordé au début de cet entretien, l’hypothèse d’un retour à un Etat malien unitaire est-elle réaliste encore aujourd’hui ? Vraiment ?

Ahmed Ould Abdallah : Oui, je pense que de toutes les façons, au stade où nous en sommes aujourd’hui, l’Etat unitaire malien n’est pas remis en cause. Et ceux qui pourraient encourager cette remise en cause doivent savoir qu’ils jouent aux apprentis-sorciers ; ça menacerait tous les pays de la région. Mais il ne faut pas vivre sur le statu quo. Je veux dire par là, que les élites  maliennes à Bamako, les éléments du nord qui sont pour l’unité –et c’est la majorité- les forces de sécurité et les civiles du sud doivent se ressaisir et faire une réconciliation réelle pour avoir un interlocuteur unique et fort moralement, politiquement et sur le plan sécuritaire pour gérer la question du nord. Mais plus la question dure, plus elle s’enracine et plus l’unité du Mali va être difficile. Mais pour moi rien n’est encore perdu, pour le moment. La balle est dans le camp de Bamako. Ce n’est pas seulement en parlant de forces de la CEDEAO, desNations Unies ou de l’Union Africaine ; les Maliens, qui se réclament d’un vieux pays, d’une vieille culture, doivent se ressaisir et jeter la rancune à la rivière.

AD : Le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation vous parait-il toujours sacrosaint notamment au regard de l’indépendance du Sud Soudan qui a démontré qu’on pouvait parfois admettre des compromis ?

AOA : D’abord, dans la vie rien n’est acquis. Mais ceci étant, on peut considérer que le Sud Soudan est une exception et on peu espérer…

AD : … qu’il ouvre la voie à d’autres ?

AOA : On peut supposer ou espérer que c’est l’exception qui confirme la règle de l’intangibilité des frontières, mais l’Unité nationale se mérite. Ce n’est pas une décision de l’Union Africaine qui l’a fait. En plus, si nous regardons le miroir en face, quelles que soient les critiques que nous faisons de l’époque coloniale, toutes nos frontières ont été tracées par le colonisateur. Et aucune frontière dans le monde, je dis bien dans le monde ou dans la majorité des Etats, n’est naturelle; c’est-à-dire fixée par une montagne, une rivière, un lac ou une mer. Ce sont les dirigeants qui font les frontières. Comment ? En se montrant légitimes, ouverts, tolérants et inclusifs. Si vous regardez de vieux pays comme la France, vous avez des Catalans des deux côtés de la frontière, de Perpignan et de Barcelone ; vous avez des Basques des deux côtés… Et si vous regardez du côté de la Finlande où j’ai été, ou de la Suède, 40% de la population finnoise et originaire de Suède. Si vous regardez en Chine, en Arabie et Qatar, ou entre l’Arabie etOman, les frontières ne sont pas naturelles. Ce sont les hommes, les dirigeants, par leur tolérance, par l’inclusion, par le développement [qui] peuvent créer non seulement l’esprit national mais aussi aider les populations à se sentir nationales, à se sentir Mauritaniens, Maliens, Nigériens, Algériens, Marocains, Tchadiens, Sénégalais…ainsi de suite.

AD : Justement, de ce point de vue, la reconnaissance par Mohamed Ould Abdel Azia de la légitimité des revendications des Touaregs peut-elle être perçue comme un appel d’air pour les pays vivant des situations à peu de choses près identiques ?

AOA : Moi je n’ai pas vu cette déclaration [cf. interview de M. Ould Abdel Aziz avec RFI, France24 etTV5 le 15 avril 2012]. Je pense qu’il y a deux choses qui sont importantes. D’abord, personnellement,  je suis pour la liberté. Si un président, ou un ministre ou un individu pense fortement une question, il peut l’exprimer, il doit l’exprimer. Mais en même temps, il faut faire attention aux effets de réciprocité. Vous ne pouvez pas faire aux autres ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse. Si nos pays étaient solides, personnellement, ça ne me gênerait pas que chacun dise la vérité à l’autre ; c’est comme ça qu’on crée des Etats et des institutions solides. Mais quand on fait quelque chose, il faut savoir qu’il peut y avoir la réciprocité ; et que la vie des individus mais surtout des Etats est faite de cycles, avec des hauts et des bas. Dans les années soixante, la Mauritanie avait une vie contestée. Et les seuls qui nous appuyaient, c’étaient les Maliens ; avec des nuances. Mais les seuls qui soutenaient l’intégrité de la Mauritanie, c’était le Mali en particulier…

AD : La Tunisie aussi…

AOA : La Tunisie a été le premier [pays], mais elle n’est pas frontalière. Mais elle a été le premier [pays] et l’unique en fait, et c’est quelque chose qu’on ne doit pas oublier. Donc, il faut deux choses : penser à long terme et pas seulement l’intérêt personnel mais l’intérêt de l’Etat au-delà des péripéties et des vicissitudes de l’histoire et des événements.

AD : Et à l’effet papillon

AOA : Il faut faire très attention à tout ça ; et c’est pourquoi l’attitude des autorités mauritaniennes vis-à-vis de l’incident du week-end dernier est plutôt raisonnable et même bonne : ne pas ajouter de l’huile sur le feu. Il y a une bavure inacceptable, on peut même penser qu’il s’agit d’un assassinat -jusqu’à preuve du contraire-; que faut-il faire ? Il faut gérer cette crise au mieux et penser au-delà.

AD : Vous avez longtemps vécu à l’étranger, les Mauritaniens vous connaissent surtout pour vos actions dans la diplomatie, vous êtes-vous interdit toute action, tout destin national ?

AOA : Non, je ne m’interdit pas du tout un destin national parce que je l’ai déjà eu et je l’ai. Mais pour moi la question prioritaire c’est le renforcement de l’Etat mauritanien et la conviction vers laquelle nous devons emmener tous nos compatriotes de toutes les générations vers la création d’un Etat-Nation. Avoir un Etat et des institutions ne suffit pas à créer un Etat-nation. Et une fois de plus, un Etat-nation, c’est un Etat dans des frontières, c’est une population quelles que soient ses composantes et c’est un gouvernement qui veut travailler pour cet Etat, ce territoire et ces populations. Tant que la Mauritanie pense au grand large avant de définir ce qu’elle est et ce qu’elle veut être, toute action politique domestique devient difficile. Et cette action est fragilisée par l’orientation, ou disons, la culture politique qui se développe en Mauritaniedepuis le milieu ou la fin des années 1990, où on pense que l’engagement politique doit être conditionné à des actions conjoncturelles et en particulier à la recherche d’argent ou de compromis, ou de compromissions disons. Le compromis est normal. La compromission est beaucoup plus discutable, pour ne pas dire inacceptable. Tout Mauritanien, en particulier ceux qui le pensent ont une obligation de penser à un destin national. Mais ça n’implique pas la politique politicienne, les petits coups et les revirements conjoncturels, saisonniers. Je n’ai jamais pris la voie de la facilité, je n’ai jamais accepté le parti unique au moment où c’était la seule option. J’ai toujours été pour la liberté, que ce soit politique ou économique et ce n’est pas aujourd’hui que je renoncerai.

AD : Si vous deviez identifier une source d’instabilité imminente en Mauritanie, penseriez-vous aux pesanteurs sociales ou plutôt à cette diversité de la population qui parfois a du mal à être intégrée ou gérée de façon inclusive ?

AOA : Je pense que les vraies sources d’instabilité en Mauritanie mais aussi dans le Sahel, ce n’est pas laMauritanie seulement et le cas du Mali vient de nous le prouver, c’est le divorce croissant entre l’élite –qu’elle soit dirigeante ou dans l’opposition- et la majorité de la population. Il y a un divorce en ce sens que peu de gens pensent national, moyen et long terme. Tout est conjoncturel, tout est lié, comme un marché, à des commissions. Il faut penser Etat-nation, penser à long terme, analyser, vivre… mais nous ne pouvons pas toujours dire qu’on fait des petits coups. La vie publique, humaine, nationale n’est pas faite de coups financiers, de petites opérations de commerce ; et c’est cela qui doit nous aider à penser à construire notre pays avec une identité nationale. Je suis en désaccord avec beaucoup de gens sur un plan : je pense que la diversité ethnique et la diversité géographique sont des sources de richesse. Ce qui affaiblit les Etats, c’est quand nous, les élites –du gouvernement comme de l’opposition- pensons à court terme, quand on pense tribus, régions, uniquement argent ; quand l’Etat n’est pas perçu pour faire un Etat-nation mais pour faire une vache laitière pour tel ou tel groupe. Et c’est d’autant plus ridicule que dans le contexte que nous vivons aujourd’hui, comme l’ont prouvé les cas tunisien ou égyptien, tout argent mal acquis, qu’il soit placé à Hong-Kong, Macao ou dans d’autres régions du monde, au Golfe, en Angola, en Afrique du Sudou du Nord, ne peut plus bénéficier à ceux qui l’ont placé. Quand on voit comment les anciens dirigeants tunisiens, égyptiens… sont mis dans des cages et que leur argent est bloqué même dans des pays sans législation, voler son pays aujourd’hui est un double crime ; parce qu’on le prive de ressources qui pourraient aider et ceux qui ont volé cet argent n’en bénéficieront plus ; c’est une histoire terminée ; il n’y a plus de compte au Luxembourg, à Macao ou au Golfe ou au Maghreb…

AD : Donc le partage équitable des responsabilités entre les différentes composantes de la Mauritanie, une source de menace ou pas ?

AOA : Je ne sais pas. Pour moi, ce ne sont pas seulement les composantes. Il faut que les responsables du moment -[c’est valable pour] ceux d’hier [comme pour] ceux d’aujourd’hui ou de demain- comprennent que leur sécurité, leur stabilité dépend de la cohésion nationale, de la tolérance. Et si des pays aujourd’hui… je ne vais même pas [prendre les exemples des] Etats-Unis [d’Amérique] ou [de]Europe ; prenons le Sénégal, le président Wade est chez lui, il ne l’a pas quitté, prenez le Bénin, le président Kérékou est chez lui, prenez même le Niger, les présidents sont chez eux et vivent dans de bonnes conditions. Mais ceux qui pensent que l’Etat est un corps étranger et que le pays ne peut pas tomber en faillite [se trompent]. L’Etat peut tomber en faillite comme on le voit en Somalie et enAfghanistan. Deuxièmement tout argent mal acquis ne peut plus bénéficier à cause des nouvelles législations et je le sais. Je suis membre fondateur de Transparency International, je suis toujours sur le advisory board, le conseil consultatif, l’argent mal acquis ne peut plus bénéficier à ceux qui l’ont mis de côté. Et pourquoi je parle de cet aspect ? C’est parce que c’est le vrai problème dans nos pays. La lutte pour l’intégration de nos populations, de nos régions est faible à cause de la lutte pour s’accaparer des ressources nationales. Et cet accaparement est futile. L’Asie s’en tire mieux. Il y a probablement la corruption enAsie, surement même. Mais l’argent est investi sur place, il y a une redistribution des revenus. Vouloir amasser des fortunes à l’étranger c’est une période dépassée comme on l’a vu, je le répète en Egypte, enTunisie et ailleurs. C’est fini cette histoire. On ne peut plus dire « j’ai un matelas à l’étranger ». Et cela depuis cinq ans. Ceux qui l’ont fait avant auront des difficultés et pour ceux qui l’ont fait après c’est une nouvelle ère.

 

Entretien réalisé par Abdoulaye Diagana

Ecouter l’interview en version intégrale ici

Source : www.kassataya.com

 

 

 

 

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